Ali Bader

Traduit de l’Arabe (Iraq) : Par May A. Mahmoud

-1-
Le voyage–enquête

Ali BaderHénin Youssef, le fossoyeur, méchant diable à la mine macabre, et sa compagne dévergondée au nom biblique et bizarre de “Nounou Bahar”, m’avaient mis en tête l’idée d’écrire la biographie d’un philosophe irakien bien connu des gens du quartier « al-Sadriyyeh " dans les années soixante.

Ces deux charlatans passionnés de scandales ne manquaient ni d’amour de la philosophie, ni des vertus de la passion, ni de génie, mais singulièrement d’honnêteté. Leur dépendance à l`immoralité était absolue.
Je fis leur connaissance l`hiver dernier. J’allai les voir dans leur pension qui donnait sur le cimetière annexé à l`église “Mère viatique”, derrière Parc al-Saadoun. Un petit logement qui leur était loué par un marchand irakien à moitié fou, querelleur, et lui aussi malhonnête, Sadeq Zadé. Je compris par la suite qu’il finançait personnellement l’enquête sur la vie du philosophe.
Un vieux copain m’avait présenté à Hénin dans "la Maison des manuscrits anciens", à Bagdad. Je fus tout de suite impressionné par sa voix cassée, son ton grave, et sa mine lugubre.
Ce fut par un jour un peu froid, mais ensoleillé du mois de novembre, qu’il me dit d’un ton visionnaire, une main posée sur l`épaule de sa campagne qui mâchonnait un chewing-gum :
-« J’habite « Parc al-saadoun », près de l`épicerie assyrienne. Tu viens ? Je t`attendrai dimanche matin. »
Ce matin-là, je contournai la poste, me dirigeant vers la banlieue chrétienne autour des jardins du « Parc al-saadoun ». De grands arbres s’alignaient devant les maisons basses. De la chaussée se dégageait une odeur d’asphalte mouillé par la pluie. Au bout de la rue, j`aperçus l`épicerie.

Ce n’était pas vraiment une épicerie importante du quartier, mais un magasin étroit avec une devanture tapissée de carrelage blanc et deux portes en bois, dont les deux grands battants de cuivre scintillaient légèrement. Sur le stand en marbre étaient rangés des plats en cuivre et des paniers de fruits lavés. Par contre, les bouteilles de whisky, les flacons d` Arak local, ou encore le bon vin étaient protégés par une vitrine, et derrière l`Assyrien, le portrait d’un homme en costume décoré de rubans ornait le mur.
- «Où se trouve la maison du père Hénin Youssef ?
- Qui vous a dit que c’était un père ? »
Et l`Assyrien, à la moustache dessinée comme une trace de lait au- dessus de la lèvre, éclata de rire. Ses yeux bleus enfoncés et son visage aux os saillants exprimaient la moquerie. Il refusa de me répondre. Ce fut sa femme, assise à ses cotés, qui me montra un panneau vert sur la place:
– « Là, tout droit », dit- elle, l’indiquant avec son doigt.
Aujourd’hui, de cette femme, je me rappelle encore les nattes auréolant la tête, la monture de ses lunettes, et cet air larmoyant d’une Eve chassée du paradis.
Arrivé à la haie du cimetière, je tombai sur une petite maison jouxtant la partie démolie de l`église. J`entendis le son de l’eau s’écouler en douceur dans une petite fosse parallèle d’où se dégageait une brume fine, argentée. Je passai près du mur en briques entourant un grand terrain herbacé. Au milieu s’élevait un vieil arbre, une épine du Christ, aux jeunes feuilles et fleurs dispersées sous de grandes vignes agitées par le vol des oiseaux qui s’y perchaient, puis allaient sautiller ici et là.

Il y avait là un homme, la tête bandée par une pièce de tissu blanc, en pantalon délavé, tenant un long couteau bien tranchant. Il finissait d’égorger un coq aux multiples couleurs. Il le jeta sur l’herbe alors qu`il se débattait encore dans son sang.
Je lui demandai si j’étais bien chez Hénin Youssef.
-« Oui », me répondit-il.
Une tache de sang luisait sous le soleil ardent.

Ma rencontre avec Hénin fut intime et chaleureuse. Son grand sourire ne quittait pas sa bouche tracée, telle une ligne de vin rouge, sous sa petite moustache. Il me conduisit dans le salon, vers une grande table, devant des rideaux décorés de petites fleurs aux feuilles roses. J`entendais le bruit de la douche, mêlé au crissement des pneus d`une voiture qui démarrait. Je lui demandai si nous étions seuls:

-« Nounou prend une douche », me dit- il
Evoquant le philosophe, je me mis à interroger Hénin sur sa vie, sur les livres qu’il aurait publiés de son vivant….

-« Mais non ! Cet étourdi n’a même pas un livre à son crédit. »
- « Etourdi…? » m’étonnai- je.
- « Tout philosophe est distrait », dit Nounou Bahar qui, sortie du bain, passa toute nue devant nous.
-« Je ne comprends pas", dis-je en regardant Nounou Bahar. Elle se tenait devant un divan recouvert de coussins en soie, de draps arrangés à la hâte. Elle boutonna sa chemise, et sans avoir remis sa culotte, enfila son pantalon sur sa chair nue tout en me fixant. Volontairement, elle omit de boutonner les deux premiers boutons pour laisser entrevoir, sous l`étoffe soyeuse de sa chemise, la rotondité ferme de ses seins.
Et elle ajouta :
-« Evidemment, philosophie et distraction vont de pair, mais celui qui écrit des livres rend la tache plus facile à son futur biographe. Le contraire implique enquête sur le personnage, mensonges et histoires à inventer pour fabriquer un vrai philosophe. »
Je fus surpris par ces propos pour me présenter l’affaire. Elle avait dû sentir mon embarras, aussi essayait-elle de me rassurer à sa façon.

Son visage, à ce moment, ruisselait d’eau, et ses cheveux tout noirs brillaient sous la lumière d’une lampe posée dans un coin. Elle s’approcha de moi:
-« Tu sais….un philosophe, c`est quelqu’un à inventer, oui…crois- moi, c’est de la pure fiction ».
Je sentais la chaleur de son corps sous sa chemise déboutonnée qui laissait voir la générosité de ses seins.
-« Et qui en sera l’auteur? »
- « Nous ! » rétorquèrent en choeur les deux imposteurs
-« Toi, dit Hénin, tu écriras la biographie, et nous couvrirons les frais de l’enquête, la recherche des informations … tu seras payé pour tes services évidemment ! »
Et Nounou Bahar d’ajouter:
- « Pour commencer, nous avons pour toi quelques documents préliminaires, des indications sur les lieux, tout ce qu’il faut pour débuter. Ne va pas croire que la mission est difficile, je t’en prie. Notre homme avait une vie des plus simples.
- Tu le penses ?
-Oui, sa vie n’était pas compliquée »

En réalité, j’étais fort content de la somme promise, étant pratiquement démuni. Mon copain de la Maison des manuscrits était seul à savoir à quel point j’étais fauché, avec peut-être ces deux imposteurs. Quand ils s’aperçurent de ma joie et de mon assentiment à leur proposition, ils commencèrent à ramasser des feuilles de toutes sortes, de gros dossiers, et des documents posés en désordre sur les étagères de la bibliothèque.

Hénin s'activa à farfouiller dans des livres recouverts de cuir rouge, repoussant de grands encriers en verre sur une table où se côtoyaient des stylos d’encre colorée, des aiguilles, des petites plumes, et un flacon de liquide rouge.
-« Voilà des documents qui t’aideront à avoir une idée sur son enfance, son adolescence, ses études et aussi quelques informations sur des gens de son entourage. »

Avec un mouchoir carré qu'il sortit de la poche de son pantalon, Hénin essuya son bureau, s’assit dans une chaise en rotin et tendit vers moi un gros dossier en me regardant prudemment.
-« C’est le dossier de la famille de Nadia Khadouri, associée des Laoui, des marchands de voitures. »
Puis il sortit une autre pile de feuilles carrées:
« Elles sont importantes et concernent Shaoul. »
-« Ces documents ne sont pas suffisants, » remarqua Nounou Bahar, « ils t’indiqueront simplement des pistes à suivre… »
Nounou Bahar parlait avec son chewing-gum dans la bouche, me troublant avec son regard à l’éclat appétissant. Je tournai les yeux vers les feuilles et commençai à les feuilleter. A vrai dire, plutôt que des documents, j’avais entre les mains des notes au style grossier, principalement des regrets, des louanges sans fondements et fort ennuyeuses écrites par des gens voulant prouver la sagesse et le génie du philosophe alors que, de son vivant, ils le prenaient pour un idiot.
Le peu d’intérêt du contenu, ramassis pitoyable et indigeste d’affirmations superficielles et partiales ne me dérangeait pas. Au contraire, j’allais y trouver de quoi éclairer certains aspects de la biographie, même si des informations neutres, banales voire stupides, m’eussent été d’un plus grand secours.

Je me devais de les aborder avec ironie et esprit critique…
En feuilletant ces pages, je tombais sur des histoires comme:
-« Dès que le philosophe touchait, en présence de Hossneya, une branche, les fleurs de celle- ci se mettaient à bourgeonner »
Ou bien:
-« Dès que, de sa main, il touchait une poule, celle- ci pondait dans son giron un oeuf d’un demi kilo.
Ainsi feuilletais-je ces pages qui en faisaient un personnage ténébreux.

Comme il est étrange de découvrir chez certains individus ce penchant à la déformation ou à la contradiction ! Se rendraient- ils compte, un jour, de cette aberration ?
Par contre, ces pages me fournissaient de nombreux noms de personnes, domestiques, seigneurs, hommes de lettres, marchands, fils de dignitaires, des noms que j’aurais dû chercher ailleurs que dans ces ennuyeuses écritures.
Je demandai à Hénin si le philosophe avait des amis, et ce fut Nounou Bahar qui me répondit de sa voix langoureuse:
-« On te présentera au marchand Sadeq Zadé. Il est le seul à pouvoir te faire des révélations sur la vie privée du philosophe, et également l’avocat Boutros Samhairy, qui, lui, possède des documents officiels, utiles pour ton travail.
Nous prîmes place dans des chaises revêtues de coussins en satin vert, placées en demi-cercle devant une cheminée en marbre. De l’obscurité émanait une faible lumière opaque. Nounou Bahar ouvrit la fenêtre, je sentis alors l’odeur de l’épine du christ mêlée à celle de la poussière, avec des traces de parfum féminin osé.
« Quand comptes-tu commencer le travail ? » me demanda Hénin Youssef, soudain animé d’une ardeur juvénile
-« Demain
-Je t’écrirai des lettres, elles faciliteront peut- être ta mission. J`ai également un conseil à te donner.
-Lequel ?
-Dis- moi ….. Tu es moraliste…? » Il souriait, alors que Nounou caressait un collier posé dans le creux de ses seins.
-« Je suis quelqu’un d’honnête…… », dis- je vivement.
-« C`est justement ce que tu dois éviter…! » me signala Hénin

Un rire sourd leur échappa. Nounou Bahar se releva de sa place à mes côtés, levant un bras pour relever ses cheveux de gitane en arrière, laissant voir cette partie de la poitrine entre l’aisselle et le sein.
-« Ne va pas croire qu’on te paie parce que tu es honnête…Ah, non…non, » dit Nounou Bahar en riant doucement.
« On est tous honnêtes », ajouta-t-elle, mais ce n'est pas l’honnêteté qui paie.
-« Je ne comprends pas, Hénin, que veux- tu, des faits vrais ou faux?»
- « Sache que dans ce genre de travail, le vrai et le faux ne sont pas contradictoires. Tu n’es pas payé pour la vérité que tu vas écrire…!

- Tu sais … je vais écrire aussi bien sur ses qualités morales que sur ses travers !
-Ecris ce que tu veux ! Tu peux même faire de cet âne quelqu’un de plus important que Jean Paul Sartre, Je m`en fous complètement. Par contre, j’ai à discuter avec toi de certains détails de sa vie.
-Quand tu t’approcheras de la fin, tu comprendras"dit Nounou.
En fait, je ne compris pas grand’ chose de ce qu’ils me disaient, et de plus, j’eus le pressentiment que le travail avec ces deux charlatans allait mal se terminer. Ils avaient apparemment en tête des idées qui me dépassaient.
Le silence s’installa, J’estimai alors qu’il était temps de partir. Je pris congé avec l’intention de les revoir plus tard.
Hénin s`approcha de moi. Et comme pour me rassurer sur ses desseins, me prit gentiment la main alors qu’il me conduisait vers la porte de sortie. Derrière lui, Nounou était assise sur la chaise de rotin, ses pieds nus posés sur un guéridon recouvert d`une nappe brodée de soie, les genoux relâchés, ouverts au désir.
Il était midi quand je sortis de chez eux. Je flânai dans les rues étroites, sur des trottoirs mouillés, parmi les colonnes de briques rugueuses de Parc al-saadoun. Des jeunes filles chrétiennes sortaient de l`église, dont l’écho des cloches en cuivre retentissait à l’arrière des maisons aux murs recouverts de vignes, aux terrasses ombragées par des « épines du Christ ». Elles étaient habillées à l`européenne, des vêtements aux couleurs agréables, chaussures à hauts talons, et légers voiles troués posés sur la tête.

Je ne savais pas grande chose sur Hénin Youssef et Nounou Bahar, mais je sentais intuitivement que ces deux charlatans voyaient au-delà de la biographie, espérant atteindre un but inavoué, seulement j’avais, de mon côté, une bonne raison, l’argent, pour ne pas trop chercher…. J’étais si fauché que je ne pouvais m’offrir un moment d’hésitation, ni remettre au lendemain ou à plus tard ma décision. Je fixai sur le champ le jour du départ, ”le jour du voyage - enquête dans la vie du philosophe”. Evidemment, cela n’était pas vraiment conforme à mon éthique personnelle…Je n’étais pas un obsédé de morale, ni un passionné de scandales, n’ayant jamais imaginé d’ailleurs que l`honneur et la morale puissent avoir un effet néfaste sur l’esprit de certains.
Mon objectif n’était certes pas de réaliser une œuvre moralisante. Je ne me sentais pas non plus dans l’obligation de respecter les informations falsifiées de Hénin Youssef et Nounou Bahar, ou d’adopter leur méthode. D’ailleurs, je n’étais pas passionné par les grandes idées comme le bien, la noblesse, la chasteté, l’austérité. Je ne manifestais pas non plus d’admiration excessive pour la personnalité à étudier, ni de sentiment d’animosité souhaité par ces deux charlatans envers lui. Je pouvais, comme chacun d’entre nous, être tenté par la négation et la violence, ou au contraire par l’optimisme ou la création mais je n’avais nullement l`intention de prendre part au drame universel. L`amour, la haine n’avaient jamais pu compromettre ma moralité.

Ainsi, dès le lendemain je me mis à examiner les documents, les feuilles et les photos que m’avaient remis Hénin et Nounou.
S’il me restait à souligner un détail, je dirais ceci :
Je ne m’attendais pas à ce que la mission soit aussi facile. Le cynisme manifesté par les deux charlatans à mon égard ne manquait pourtant pas d’attrait. Je dois dire qu’ils avaient un charme irrésistible. Cela m’amusait de voir comment ils ridiculisaient les autres en les rendant superficiels. J’admirais leur jeu qui consistait à mêler la vérité aux mensonges, à la falsification, sans avoir peur de se montrer contradictoires. Ceci dit, ils apaisaient mes inquiétudes quant à un éventuel manque de rigueur ou d’objectivité de ma part.

Je ne comprenais pas pourquoi j’étais si charmé par Nounou Bahar, son ingéniosité, son insolence, son libertinage et son immoralité. Serait- ce parce qu’elle m’avait libéré de ce que je méprisais tant en moi, ce penchant à sublimer celui aujourd’hui éteint, en le dotant de la perfection, et du savoir extrême ?
En effet, s`il n`y avait pas eu, de sa part, toutes ces injures gratuites, ce mépris et cette indifférence, j`aurais peut- être écrit quelque chose approchant de ce qu’ Adomnan écrivit de saint Colomba.

Edition du Seuil 2013


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