Ali Bader

-I-
Enquête de terrain

Ali BaderCe diable de Hanna Youssef, sinistre énergumène aux allures de fossoyeur, et son amie, une dévergondée qu’il affublait du nom saugrenu, aux accents bibliques, de « Nounou Bahar », surent habilement me convaincre… J’acceptai d’écrire la biographie d’un philosophe irakien qui habita le quartier de Sadriya, à Bagdad, dans les années 1960.
Ces deux imposteurs éhontés ne manquaient ni de goût pour la philosophie, ni de fougue et d’enthousiasme, ni de génie. Néanmoins, quelque chose leur faisait cruellement défaut : l’honnêteté. J’irais même jusqu’à dire que leur vie se fondait sur une absolue turpitude.
J’avais fait leur connaissance l’hiver précédent, avant d’aller les voir chez eux, vers le cimetière de l’église Oum al-Ma‘ouna et le parc Sa‘doun, dans le petit logement qu’ils louaient à un marchand irakien à moitié fou, assez querelleur et totalement cynique. Je découvris par la suite que ce dernier, qui avait pour nom Sadeq Zadeh, finançait l’enquête sur la vie du philosophe.
Le couple me fut présenté par un vieil ami du Centre des manuscrits de Bagdad et, d’emblée, la voix rocailleuse de Hanna, son parler rude, son visage d’outre-tombe me firent forte impression. C’était une belle journée ensoleillée, mais refroidie par les premiers souffles de l’hiver. Hanna, avec son air hautement inspiré, la main posée sur l’épaule de son amie qui ne cessait de mâchonner son chewing-gum, me lança cette invitation :
« Ma maison se trouve dans le parc Sa‘doun, près de l’épicerie de l’Assyrien. Venez me voir dimanche matin, je vous attendrai. »
Le jour dit, je contournai le bâtiment de la Poste et pénétrai dans le quartier chrétien, situé en bordure du parc Sa‘doun. De grands arbres s’alignaient devant les maisons basses. De la chaussée remontait l’odeur de l’asphalte trempée par la pluie. L’épicerie se trouvait là, au bout de la rue. Il s’agissait en fait d’une petite échoppe avec une devanture à carreaux blancs et deux portes de bois revêtues chacune d’un grand panneau central en cuivre qui reflétait sourdement la lumière. Des plateaux, également en cuivre, et des corbeilles de fruits bien lavés étaient disposés sur un étal en marbre ; derrière la vitrine, rangées avec soin, des bouteilles d’arak local, de whisky et de bon vin. Accroché au mur au-dessus du comptoir, le portrait d’un homme en costume, bardé de décorations.
« Où se trouve la maison du père Hanna Youssef ? demandai-je.
– Le père Hanna Youssef ?!! Qui vous a dit que c’était un curé ? »
L’Assyrien éclata de rire. Sa moustache blanche qui ressemblait à une moustache de lait, ses yeux bleus enfoncés dans leurs orbites et son visage anguleux accentuaient son petit air moqueur. Comme il ne répondait pas à ma question, son épouse, assise à ses côtés, pointa son index fluet en direction d’un panneau vert sur la place et me renseigna : « Là, tout droit. » Je garde encore aujourd’hui de cette femme le souvenir de quelques détails : ses nattes assemblées au sommet de son crâne, qui lui faisaient comme une auréole ; la monture de ses lunettes ; sa triste figure évoquant Ève chassée du paradis.
Arrivé devant l’enceinte du cimetière, j’aperçus une petite maison jouxtant le corps en ruine de l’église. De l’eau s’écoulait avec un doux bruissement dans une fosse d’où émergeait une fine brume argentée. Je longeai le mur de briques rouges. Derrière s’étendait une vaste pelouse de gazon ; un jujubier-épine-du-Christ aux feuilles menues s’élevait au milieu de parterres de fleurs disséminés un peu au hasard et de grands treillis de vigne vierge agités par les allées et venues incessantes des passereaux.
Il y avait là un homme, la tête bandée d’une étoffe blanche, vêtu d’un pantalon délavé. Muni d’une longue lame tranchante, il était en train d’égorger un coq au plumage multicolore. Il jeta ensuite le gallinacé sur le gazon et le laissa se débattre dans son sang. Je lui demandai si j’étais bien chez Hanna Youssef, ce qu’il me confirma tandis que j’observais la flaque d’hémoglobine qui s’était formée sur l’herbe et rutilait sous les rayons du soleil.
Ma rencontre avec Hanna fut des plus cordiales et chaleureuses. Avec un grand sourire accroché à ses lèvres, qui dessinaient deux lignes de vin rouge sous sa petite moustache, il me conduisit dans le séjour attenant à la salle à manger, devant des rideaux ornés de fleurs roses. J’entendis le bruit d’une douche qui coulait et, au-dehors, des crissements de pneus sur la chaussée. Je lui demandai si nous étions seuls.
« Nounou est dans la salle de bains », me dit-il.
Sans attendre, je l’interrogeai sur le philosophe et sur les livres qu’il avait pu signer de son vivant.
« Des livres ? me répondit-il en hochant sa tête rougeaude, ses yeux bleus pétillants fixés sur moi. Non, non… Cet ahuri n’a pas un seul titre à son actif.
– Cet ahuri ?!!

– Tous les philosophes sont des ahuris… lança Nounou Bahar, qui à cet instant sortait de la salle de bains et passait toute nue devant nous.
– Je ne comprends pas », dis-je.
Nounou s’arrêta à hauteur du divan recouvert de coussins de soie et de draps défaits, enfila une chemise légère, puis un pantalon, sans prendre la peine de mettre une culotte. Comme elle n’avait pas complètement boutonné sa chemise, j’entrevis sa poitrine plantureuse quand elle se baissa.
« Oui, reprit-elle en me regardant, les philosophes sont des ahuris. Après, il y en a qui écrivent des livres, ce qui simplifie grandement la tâche de leurs futurs biographes. Ça nous évite de payer quelqu’un pour mener des enquêtes, inventer des histoires, composer ces fables sans lesquelles ils n’auraient jamais la stature de vrais philosophes. »
Cette façon de présenter les choses me déconcertait profondément. À l’entendre, écrire la biographie d’un philosophe était une sinécure. Nounou dut comprendre que ce projet m’effrayait, car aussitôt elle tint à me rassurer, à sa manière. Elle s’approcha de moi, le visage encore ruisselant, sa chevelure de jais brillant sous la lumière d’une lampe installée dans un coin, et me dit :
« Vous savez, un philosophe, ça se fabrique. Croyez-moi, c’est exactement de cela qu’il s’agit : de fabrication. »
Son corps, sous sa chemise décolletée, dégageait une chaleur brûlante.
« Et qui est censé le fabriquer, ce philosophe ?
– Nous tous ! répondirent d’une seule voix les deux charlatans.
– Vous, dit Hanna, vous vous occuperez d’écrire la biographie. Nous, nous couvrirons les frais de la recherche d’informations, ainsi que votre rémunération. Naturellement, vous serez rétribué pour ce service…
– Pour commencer, ajouta Nounou Bahar, nous allons vous donner des documents et quelques indications sur les lieux qu’a fréquentés le philosophe, tout ce qu’il vous faudra pour débuter. N’allez pas croire que la mission est difficile, notre homme a eu une vie des plus simples…
– Vous pensez ?
– Oui, rien de bien compliqué. »
Pour ne rien cacher, j’étais fort content de les entendre évoquer une rétribution, me trouvant alors dans une situation matérielle très précaire. Seul mon ami du Centre des manuscrits le savait, mais peut-être ces deux hurluberlus l’avaient-ils également senti. Notant la joie avec laquelle j’accueillais leur proposition, ils se mirent aussitôt à piocher sur les étagères de la bibliothèque toutes sortes de documents et de dossiers volumineux.
Hanna se montrait le plus déchaîné des deux, fouillant parmi les reliures de cuir rouge, poussant les encriers de verre pour déposer un amas de papiers sur son bureau, où se côtoyaient déjà des stylos de toutes les couleurs, des punaises, des plumiers et un flacon de liquide écarlate.
« Voilà de quoi vous faire une idée sur son enfance et sur ses années étudiantes. Et aussi glaner quelques informations sur son entourage. »
Il sortit un mouchoir de la poche de son pantalon, essuya son bureau, s’assit dans le fauteuil en osier et, en m’observant du coin de l’œil, me tendit une grosse pile de chemises.
« C’est le dossier de Nadia Khadouri et de sa famille, les associés des Laoui, les marchands de voitures. »
Puis il poussa vers moi une autre pile :
« Ça aussi c’est important. Ça concerne Shaoul.
– Bien sûr, cette documentation n’est pas suffisante, fit remarquer Nounou Bahar. Elle vous donnera simplement quelques pistes de recherche… »
Elle parlait avec son chewing-gum dans la bouche, posant sur moi son regard charmeur et provocant. Gêné, je baissai les yeux sur les papiers que j’avais dans les mains et commençai à les feuilleter. Il ne s’agissait pas à proprement parler de documents, mais plutôt de témoignages rédigés dans un style éculé et assez improbable. Certaines pages relevaient peu ou prou de l’éloge funèbre et, manifestement, leurs auteurs avaient voulu soulager leur conscience vis-à-vis du défunt – qu’ils avaient pris pour un sombre idiot toute sa vie durant et dont ils s’efforçaient maintenant, non sans ridicule, de montrer la sagesse et le génie. La profonde inconstance qui caractérisait ces écrits ne me gênait pas. Cela me permettait de mettre le doigt sur l’un des principaux obstacles de ce projet biographique, à savoir, justement, cette documentation qui n’était – cela sautait aux yeux – qu’une salade insipide et hautement indigeste, un ramassis de louanges et de partis pris lamentablement prévisibles.
Faute de pouvoir à ce stade disposer d’informations plus neutres, même triviales, même lourdement rédigées, mais au moins exploitables, je devais faire avec ce que l’on me donnait. Si je voulais tirer quelque chose de ce matériau, il me fallait en traiter les grossières inepties avec la distance et la dérision qui s’imposaient.
En feuilletant le dossier, je tombais ainsi sur des histoires de cet acabit : « Le philosophe toucha la branche et sous les yeux de Hosniya les fleurs commencèrent aussitôt à éclore. » Ou encore : « Il prit la poule dans ses bras et aussitôt celle-ci pondit dans son giron un œuf d’un demi-kilo. » Pareilles élucubrations auraient suffi à donner à un modeste charretier la stature d’un monstre sacré. Comment pouvait-on montrer une telle propension à la déformation de la réalité, à l’idéalisation aveugle, à la contradiction, manquer à ce point de discernement et de bon sens ?
Je découvrais toutefois au fil des pages quantité de noms de domestiques, de seigneurs, de gens de lettres, de marchands, de fils de notables, toutes sortes d’individus dont je n’aurais pu trouver la mention qu’au terme de longues recherches.
Je demandai à Hanna si le philosophe avait des amis, mais ce fut Nounou Bahar qui me répondit de sa voix traînante :
« Nous vous présenterons au marchand Sadeq Zadeh. Il est le seul à pouvoir vous faire des révélations sur la vie privée du philosophe. Et aussi à l’avocat Boutros Samhayri, qui détient des documents officiels incontournables pour votre travail. »
Nous prîmes place sur des chaises recouvertes de coussins en satin vert, disposées en demi-cercle devant une cheminée en marbre. La pièce était plongée dans la pénombre. Nounou Bahar ouvrit la fenêtre et je sentis aussitôt l’odeur du jujubier-épine-du-Christ, mêlée à celle de la poussière et aux effluves d’un fort parfum féminin.
« Quand vous mettrez-vous au travail ? me demanda Hanna Youssef, soudain animé d’une ardeur toute juvénile.
– Dès demain.
– Je vous rédigerai quelques lettres de recommandation, elles faciliteront peut-être votre mission. J’ai également un conseil à vous donner…
– Lequel ?
– Dites-moi… Êtes-vous quelqu’un d’intègre ? »

Il souriait tandis que Nounou tripotait le collier qui pendillait entre ses deux seins.
« Oui, je suis quelqu’un d’honnête… affirmai-je sans hésiter.
– Voilà ce que vous devez éviter à tout prix ! »
Ils étouffèrent tous les deux un petit rire. Nounou Bahar, qui s’était assise à côté de moi, se releva et recoiffa sa crinière d’un geste de la main, en laissant voir par l’échancrure de sa chemise la naissance d’un sein.
« N’allez pas croire que vous êtes payé pour votre honnêteté… Ça non… Certainement pas ! dit-elle avec un gloussement, avant de poursuivre sur un ton indolent : Nous sommes tous des gens honnêtes, mais l’honnêteté n’a jamais fait vivre personne.
– Je ne comprends pas, Hanna… Qu’attendez-vous de moi au juste ? Que je relate les faits ou que j’invente des histoires ?
– Sachez que, dans ce genre de travail, le vrai et le faux ne sont pas antinomiques. Vous n’êtes pas payé pour écrire la vérité !
– Je dépeindrai la grandeur comme les bassesses du personnage.
– Vous écrirez ce que vous voulez ! Vous pouvez même faire de cet âne quelqu’un de plus important que Jean-Paul Sartre lui-même. Cela m’est complètement égal. En revanche, je tiens à voir avec vous de très près certains détails importants de sa vie.
– Quand vous approcherez de la fin, vous comprendrez… » précisa Nounou.
Pour être sincère, je ne comprenais pas vraiment, mais j’eus le pressentiment que mon travail avec ces deux charlatans n’allait pas être de tout repos. Apparemment, ils attendaient beaucoup de cette biographie, et je ne savais comment les amener à me dévoiler leurs desseins. Un silence se fit. Jugeant qu’il était temps pour moi de partir, je me levai en leur disant que j’espérais les revoir plus tard.
Hanna se leva à son tour, me prit par la main pour me témoigner son affection et me conduisit vers la porte de sortie. Nounou était restée assise sur sa chaise en bambou, les pieds nus posés sur une table basse dont le marbre était recouvert d’une nappe blanche brodée de soie, les genoux écartés, dans une pose indolente et langoureuse.
Il était midi quand je sortis de chez eux. Je flânai dans les rues étroites, sur les trottoirs mouillés, parmi les colonnes en grosses briques du parc Sa‘doun. Un groupe de jeunes chrétiennes entrait dans l’église, sous les tintements cuivreux des grandes cloches dont l’écho retentissait entre les maisons, derrière les haies de vigne vierge et les jujubiers. Les jeunes filles portaient des vêtements européens aux fines étoffes, des chaussures à talons et de légers voiles de dentelle.
Je connaissais encore mal Hanna Youssef et Nounou Bahar, mais il était clair que ces deux charlatans voyaient bien au-delà de la biographie. Je préférai ne pas m’arrêter à ce détail. Il arrive parfois que l’on soit pleinement conscient d’un problème, mais que, pour une raison ou pour une autre, on décide de fermer les yeux. Quelle était ma raison ? L’argent. Inutile de chercher plus loin. Me trouvant totalement démuni, je ne pouvais m’offrir le luxe d’un atermoiement. Aussi décidai-je de prendre le taureau par les cornes, en fixant au lendemain même le coup d’envoi de mon enquête biographique, ou ce que j’appelai « le voyage sur les traces du philosophe ». Naturellement, tout cela n’était pas très conforme à mon éthique personnelle. Je n’étais ni un parangon de la morale, ni un grand amateur de scandales. Pourtant, je n’avais jamais imaginé que des notions comme l’honneur et la probité pussent éveiller des résonances négatives dans l’esprit de certains.
Mon objectif n’était pas du tout de composer une œuvre moralisatrice. Je ne me sentais pas non plus tenu de suivre la lecture tendancieuse et les procédés douteux de Hanna Youssef et de Nounou Bahar. Je n’étais pas particulièrement animé par les grandes valeurs du bien, de la noblesse, de la tempérance ou de la constance. J’entendais toutefois approcher mon travail biographique sans révérence ou vénération excessives pour le philosophe, et sans l’animosité que ces deux charlatans cherchaient à m’inspirer à son égard. Je pouvais comme tout le monde céder aux passions les plus dévastatrices et à l’affabulation, mais, en l’occurrence, je n’avais nullement l’intention me jeter corps et âme dans la tragédie universelle. J’étais trop attaché à mon libre arbitre pour me laisser influencer par l’amour ou la haine.
Le lendemain même, je me penchai sur les documents, les papiers et les photographies que m’avaient remis Hanna et Nounou.
S’il me restait à souligner un point, je dirais ceci : je ne m’attendais pas à ce que la mission soit aussi facile. Le cynisme grossier avec lequel les deux charlatans s’étaient adressés à moi ne manquait pas de piquant, et je dois reconnaître que leur charisme était irrésistible. Leur manière de ridiculiser les gens, de mettre en évidence leur superficialité, ce petit jeu qui consistait à mêler vérités et mensonges, à falsifier la réalité, à faire fi des contradictions… tout cela forçait mon admiration. Ils apaisaient de plus mes inquiétudes quant à un éventuel manque de rigueur ou d’objectivité de ma part.
Je ne sais pourquoi Nounou Bahar exerçait sur moi une telle fascination. Étaient-ce son esprit brillant, son insolence, sa féminité nonchalante, son côté dévergondé ? Serait-ce parce qu’elle avait su m’affranchir du fâcheux réflexe qui me poussait à sublimer le philosophe, à le parer de toutes les qualités, à lui prêter le savoir ultime, ce, pour la simple raison qu’il se trouvait aujourd’hui réduit en cendres ?
De fait, s’il n’y avait pas eu, de sa part, toutes ces injures gratuites, ce mépris et cette manière de prendre le personnage à la légère, j’aurais sans doute composé une hagiographie du type de celle qu’Adamnan d’Iona consacra à saint Colomba.

Traduction : May A. Mahmoud (à paraître en février 2014).
© Éditions du Seuil.

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