Bader Chakir Al-Sayyab
( 1926 - 1964)

Badr Chakir Al-SayyabMes funérailles ont lieu dans la nouvelle chambre
où j'ai pris mes quartiers.
Un long cri est lancé :" Ecris le poème! "
J'écris
ce que charrie mon sang,
je barre, je rature,
jusqu'à ce que l'idée têtue acquière enfin
la souplesse voulue.
Ma nouvelle chambre
est vaste, plus vaste en tout cas que ne sera
mon tombeau.
Si la fatigue me saisit en plein éveil,le sommeil
n'en prend que plus de saveur.
Il jaillit jusque des orbites creuses
de la pierre,
jusque de la cheminée solitaire
en son angle rencognée .
Le cri des obsèques arides, usées,
rapiécées
jaillit de la haute bouche et tombe
joyeusement le long des murs,
caressant avec allégresse le miroir,
les bouteilles.
Pourquoi tous ces recoins demeurent- ils
dans l'ombre,
comme la terre pour l'homme
impatient de briser cette chaîne
à force de vin et d'or
et de beautés femelles,
à force de mensonges en son coeur,
sur sa langue,
dans son désir de ramener tout excès
à l'immobilité d'une eau dormante?
Et la face du miroir, qu'a-t-elle à offrir
sinon son désert,
en l'absence d'une beauté
aux lèvres de corail éclairées par deux yeux où
danse
l'attendrissement des soirs?
Beauté aux seins pour moi dénudés!
Comme ce miroir, la terre un matin
se montrera sans vie.
Et dans les nuits livrées à l'obscurité totale,
à l'heure même du repos, seuls les vents
lanceront leurs abois!
Dieu alors, craignant l'ombre des défunts, tirera la mott à
lui et s'y endormira,
comme on s'enveloppe dans la couverture
épaisse
au long des nuits d'hiver.
Le poète est ainsi à l'heure où jaillit
le poème.
Il ne le voit pas battre son rythme
d'éternité.
Il détruira ce qu'il aura bâti,
il éparpillera
les pierres de son édifice, puis les enfouira
sous la cendre du silence
et du repos.
Lorsque lui viendra une idée nouvelle,
il la tirera vers lui comme un voile où
se perdront
ses yeux.
Si le passé doit faire retour sur nous,
qu'il soit détruit : car les choses
ne croissent et ne lèvent
que sur leurs cendres consumées
jetées à tous les vents
de l'horizon...
Ainsi naît le poème !

DANS LA NUIT

La chambre a sa porte close,
le silence est profond,
les rideaux tirés de ma fenêtre
tombent jusqu'au sol.
Il se peut que la rue
prête l'oreille pour m'écouter,
pour me guetter derrière la fenêtre.
Et mes habits,
tels ceux d'un épouvantail planté en plein
champ
sont noirs.
La porte close leur a donné une âme.
Elle a enfoui en eux des lambeaux
de sentiments;
elle va les réveiller de cette mort
qui les tient,
et les voilà prêts à me chuchoter à l'oreille,
dans le silence profond:
" Il ne reste plus un seul ami,
pour venir te visiter
dans la nuit terne,
et la chambre a sa porte close."
J'ai revêtu mes habits
comme en un rêve
et je me suis faufilé dans la nuit :
viendra certainement à ma rencontre
ma mère
dans cette terre des morts, là-bas,par ses enfants
abandonnée.
Et elle me dira: " Où cours-tu ainsi
en cette nuit aveugle
sans même un ami?
Tu as faim? Veux-tu goûter avec moi
les caroubes du champ des morts?
L'eau, tu l'aspireras à brèves gorgées
du sein de la terre.
Ne vois-tu pas dans quel état sont tes habits? Prends donc
ce bout de drap arraché
à mon linceul!
C'est une étoffe que le temps même
ne saurait user.
C'est `Azrîl, l'Ange de la Mort,
qui l'a tissée,
et viendrait-elle à se fatiguer
qu'il la raccommoderait! Allons, viens-t'en
chez moi dormir:
j'ai préparé une place dans ce lit
profond
pour toi, qui m'es plus cher encore
que le désir,
ce désir que les morts conservent du soleil
et de l'onde paresseuse...
ce désir qui attend l'heure
où le chant du coq viendra sonner
à tous les horizons
au Jour de la Résurrection! "
Alors je m'en irai par les chemins du rêve
alors je marcherai vers l'ultime rencontre
et celle qui viendra
sera encore ma mère!

(Traduit par René R:Khawam )

BADR CHAKIR AL-SAYYAB
( 1926 - 1964)

Représentant de l'avant- garde dans son pays (l'Iraq), il n`ignore pas que la transformation de la société n`est qu`un mirage si les hommes qui la composent ne font pas d'abord l'effort de s'interroger sur les mensonges du réel: la poésie est la' pour ça, crible par excellence des formes du monde sensible. Il la pratique avec une saine rudesse, décapant les mots de la rouille accumulée au long des siècles. Ses principaux recueils : Ounchoûdat al-matar (La Chanson de la pluie); Awrâq zâbilat (Feuilles fanées); Al-M-a`bad. al-ghariq (Le Temple englouti).

La Poesie arabe
Anthologie traduite et presntee par
Rene R. Khawam
Phebus liretto
Mars 2000<