Par Bruno Frappat

Château en EgypteDe tous les romans de Robert Solé, "Une soirée au Caire" est celui où cet homme discret, pudique, a mis le plus de lui-même. Le héros principal, Charles, et à l'évidence son double

«Le passé est passé», dit à l’auteur l’une des héroïnes, Amira, dans le dernier livre de Robert Solé, Une soirée au Caire. N’en parlons plus. Mais le passé a un art consommé de ne pas se faire oublier. Plus vous faites mine de le négliger, plus il vous colle à l’âme. Il s’impose, comme un fâcheux dans une conversation. Il est pervers, avec cette manière de se rappeler à votre souvenir par des figures attachantes, des épisodes amplifiés, des anecdotes qui prennent des dimensions épiques, des riens semblant tout. C’est qu’il a de l’imagination, le passé! Il filtre, il abolit et embellit. Il exagère.

Robert Solé n’en a décidément pas fini avec ce passé qu’il arpente, de livre en livre, depuis près de vingt ans, de romans en études historiques. Depuis ce Tarbouche, publié en 1992 et qui lui valut le prix Méditerranée et un beau succès. Pour lui et pour ses lecteurs, le passé, c’est l’Égypte. Son propre passé, celui de ses aïeux, celui du pays qui les accueillit puis les chassa après la «révolution» nassérienne. Et dire de Robert Solé et de sa famille qu’ils étaient égyptiens avant de devenir, par l’exil, libanais, ou suisses, ou français, ou canadiens, serait insuffisant. Car même aux temps de leur splendeur ils étaient, en Égypte, de cette petite communauté qu’on appelait les «Syro-Libanais». Des émigrés de la énième génération. Égyptiens, mais pas complètement.

De tous les romans de l’ami Robert Solé, Une soirée au Caire est celui où cet homme discret, pudique, a mis le plus de lui-même. Le héros principal, Charles, est à l’évidence son double. Il est, comme lui, journaliste, français. Il a redécouvert l’Égypte dans les années quatre-vingt après des années d’indifférence affectée ou de bouderie oublieuse. Il y est invité pour des conférences. En France, Robert Solé est quelqu’un (journaliste au Monde depuis des décennies), en Égypte, il est quelqu’un d’autre : un homme-pont entre deux civilisations, une gloire binationale.

Sa famille éparpillée a confié le soin au héros de régler définitivement le sort de la dernière trace laissée par les générations antérieures: une maison où habite, seule, une charmante vieille dame, Dina. Dina est la veuve d’un frère de la mère de Charles. Les descendants, raisonnables, soucieux de leurs derniers intérêts là-bas, ont de l’attachement pour cette femme qui demeure, vaillant lumignon de ce qui fut, au pays où nul ne reviendra jamais s’installer. Ils sont tous occidentalisés. Ils ont tous réussi dans leurs pays d’adoption. À quoi bon conserver la vieille maison? Vendons!

Notre chargé de mission s’acquittera de cette tâche avec tact et sans autres difficultés que le trac et le choix du moment. Il le fera au terme d’une soirée où Dina, entretenant la flamme de mondanités désuètes, a invité tout ce qui, au Caire, peut encore ressembler à cette pseudo-société parlant le français, se souvenant du grand-père qui avait réussi dans l’industrie du tarbouche et roulait dans de belles voitures américaines. Il ne se passe pas grand-chose d’autre que ce mélange de rencontres improbables que représente une soirée, de personnages plastronnant leur petite notoriété, d’évocations de souvenirs.

Tous ces gens parlent d’un monde fini. Ils sont dans un océan de musulmans, chrétiens d’Orient marginalisés, environnés de mépris ou de menaces. Ils illustrent ce qui reste de la francophonie là où triomphe l’arabe, évidemment, mais aussi cet anglais universel qui tisse sur le monde entier un langage matériel, opérationnel, sans poésie. Il y a encore dans la maison de Dina des livres d’un autre temps, que plus personne ne lira en Égypte. Il y a des archéologues français, divisés entre eux, forcément (on ne se refait pas, comme Français…), surveillés par des spécialistes autochtones. Il y a un diplomate de second rang, qui se prend pour un malin. Et des femmes séduisantes ou qui l’ont été.

À quoi servent ces retours incessants de Robert Solé au pays de ses tendresses enfantines de garçon privilégié dans cette mer de misère qu’était déjà l’Égypte? Il écrit: «Qu’est-ce que je cherche en revenant régulièrement ici? Il y a dans nos familles d’exilés beaucoup d’affabulateurs et d’amnésiques. Les premiers racontent leurs châteaux en Égypte, se persuadant qu’ils vivaient au paradis, sur un très grand pied. Les seconds n’en finissent pas d’effacer les traces de leurs pas, mais ils oublient parfois d’oublier, et tôt ou tard le passé finit par les rattraper.» Plus loin il avoue: «Qu’est-ce que je connais de ce pays, sinon des oasis?»

Cette quête incessante que Robert Solé poursuit, de roman en essai, de biographie et étude historique sur ce pays où il vécut sa jeunesse s’applique à l’Égypte. Mais elle a une valeur universelle pour chacun de nous, lecteurs de ses livres paisibles, écrits dans un style simple et net, sans effets. Nous sommes tous de quelque part et de nulle part. Nous sommes tous assaillis de souvenirs qui ont peu de rapport avec ce qui fut, en taille, en proportions, en durée. Nous sommes tous exilés du territoire de l’enfance.

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