Bassam Hajjar Ce n’est pas une mince chance pour l’amateur de poésie que la parution de Tu me survivras de Bassam Hajjar (Actes Sud - Sindbad, L’Orient des livres, 2011). Il s’agit d’une anthologie poétique traduite de l’arabe (Liban) par Nathalie Bontemps, composée de textes courants sur plus de vingt ans et qui donnent accès aux humeurs et aux rêveries d’un poète tenu pour une des grandes voix de la culture arabe contemporaine. Né en 1955 à Tyr, dans le sud du Liban, Bassam Hajjar après des études de philosophie fut journaliste jusqu’à sa mort en 2009. Traducteur chevronné, il donna à lire au public arabe une soixantaine d’auteurs français parmi lesquels le romancier Jean Echenoz, mais aussi le Japonais Kawabata, l’Argentin Jorge Luis Borges et l’Italien Umberto Eco. Un passeur, donc. Et aussi, comme nous tous, un passant dans la vie, mais doué d’une conscience plus aiguë que quiconque de la fugacité, voire de la dangerosité de ce passage. Ses écrits possèdent le charme entêtant des œuvres nées d’un authentique affrontement avec l’énigme de la nécessité intérieure.

Cependant, il y a la tendresse : chez Bassam Hajjar, elle apparaît par le geste le plus simple et le plus rare, comme si la maison était naturellement vide, ou avait été vidée de tout sauf de la caresse qui signe le lien avec la vie, une caresse comme ineffable et qui a valeur d’incitation à vivre plutôt que de représenter une promesse convenue d’excitation. Car si vivre est un métier, selon Cesare Pavese, Bassam Hajjar, dont Abbas Beydoun dresse finement le portrait en préface, se trouvait au bord d’une forme de désolation. Il connaissait un effroi vigilant depuis lequel il donnait tant d’attention à l’être que le poète en venait à se diviser : « Comme s’il avait vécu, écrit Abbas Beydoun, entouré d’autres qui n’étaient autres que lui. »

Poète de l’accueil et de l’écueil, au seuil d’un secret, dialoguiste de l’intériorité, Bassam Hajjar matérialisait l’inquiétude sans en faire une bannière : il en proposait l’exploration dans le cœur des choses afin d’atteindre le cœur des vivants. La langue devient, sous sa plume, un aimant. Lisons-le : « Ce qui ne se dit pas : les yeux d’une enfant derrière la fenêtre, / le miroitement dans des yeux qui s’en vont,/ ce ne sont pas les larmes/ mais la présence fluide de visages qui sont les nôtres/ d’une toque en fourrure/ d’un verre d’eau, de carafes, de canapés et de vêtements, /d’un jour/ qui fait les affaires d’un jour/ et reste, court instant d’attente,/ avant de partir. »
Or, ce poème du 25 mai 1990 s’achève ainsi : « Ce qui ne se dit/ que tout bas,/ pas la douleur/ mais sa place une fois qu’elle a disparu/ la place qui est la sienne/ continue à faire mal/ si intense est sa disparition. »

Bassam Hajjar savait dire l’ « ardeur du cœur à se confier pour rassurer le cœur ». Il savait changer en poème le passant dans un paysage nocturne d’Edward Hopper. Dans un recueil de mai 2005, Interprétation du Marbre, il y a ce Mausolée au bord de la route : « Personne ici n’aime la pierre / ni ne se divertit de son froid/ et de son silence. » Mais on aurait bien tort de tenir Bassam Hajjar pour un poète déprimant. C’est même tout le miracle de son œuvre que l’intensité de l’invitation à vivre entendue dans l’expérience du départ qui approche : « et quand parvient à toi celui qui pourchasse la trace, le nomade, l’égaré, l’assoiffé, l’épuisé, il ne te met dans son livre comme une énigme pour que les commentateurs interprètent ton secret dépourvu de russe et recouvert de curiosité. »

Le recueil s’achève sur une invitation à se saisir de la parole d’autrui et à envisager son visage comme celui du poète, à moins qu’il ne s’agisse soudain du nôtre. L’admonestation est douce, l’intimation s’adresse à la solitude qui était avouée en 1993 dans Histoire de l’homme devenu ombre, au sein d’un recueil intitulé Simple fatigue : « Qu’en est-il de la marche dans la nuit, lorsque aucune ombre ne nous suit ? » Les textes en prose de Bassam Hajjar ne sont pas d’une autre nature que ses poèmes. Les thèmes ne varient pas. Le poète procède toujours au même inventaire dont il renouvelle sans cesse la portée. Nous parle-t-il de son père qu’il nous parle de lui et de nous, si nous voulons bien entendre que la crise est dans le cœur des gens plus encore que sous leurs yeux. Car le père « aimait la fenêtre, et il n’est plus debout derrière elle à présent. […] Il a dit ‘‘J’aurais aimé être le cyprès là-bas’’.

Salim Jay