Correspondance (1890-1942)

Gide-Valéry en fidèle amitié

Marc Fumaroli

Marc Fumaroli'Il est vrai que la guerre est chose trop sérieuse pour être confiée aux militaires, l'amitié est un lien social trop intime pour être abandonné aux sociologues, politologues ou psychologues. Ces derniers sont plus à l'aise avec l'éros, qui relève autant, après tout, d'atomes crochus sexuels et de lieux communs que d'affinités électives. Rares sont les documents qui nous permettent de scruter sur le vif, en dehors de toute théorie, indemne d'éros et de calcul, chose aujourd'hui à peu près inimaginable, l'amitié en action dans la longue durée. On songe naturellement à Cicéron écrivant à Atticus, à ce qu'Augustin a écrit d'Alypius et au mot de Montaigne sur son amitié avec La Boétie : "Parce que c'était lui, parce que c'était moi." L'amitié, de l'Antiquité à nos jours, est par excellence le lien social de la République des lettres.

Parmi les documents de cette sorte d'amitié, la correspondance entre Paul Valéry et André Gide n'a pas d'équivalent. A partir du coup de foudre initial, ces deux gens de lettres débutants et de la même génération, que tout aurait dû séparer, la religion, la fortune, les goûts érotiques, le programme poétique, le tempérament, ont échangé pendant un demi-siècle, entre deux rencontres et conversations, une abondante correspondance (plus de 600 lettres) où ils ne cessent de se féliciter de leur amitié "sans défaillances, sans heurts, telle que nous la méritions" (Gide), tout en s'interrogeant l'un l'autre sur l'invraisemblance d'un attachement aussi vif entre esprits aussi différents "se devinant avec bonheur" (Valéry). Publiées une première fois par Robert Mallet en 1955, ces lettres des deux célèbres amis font maintenant l'objet dans Les Cahiers de la NRF d'une seconde édition dirigée par Peter Fawcett, augmentée d'inédits et de précisions dues aux autres correspondances des deux auteurs parues entre-temps. Peu de romans sont soutenus par un intérêt aussi vif.

Valéry avait horreur des romans. Sous les traits de M. Teste, il s'est voulu l'intellect pur et quasi monastique de ses Cahiers inédits et de ses rares poèmes, indemne de tout mélange avec les humeurs quotidiennes des sens, du coeur et du corps, auxquels par ailleurs il donnait naturellement et chaleureusement leur part, mais à leur place, à distance d'un "pensoir" bien gardé. Ces humeurs tiennent largement leur place dans leurs lettres, où les malaises fréquents auxquels ces grands nerveux sont eux-mêmes soumis, les maladies et les décès parmi leurs proches, les nouvelles agréables ou désagréables de leurs amis communs font l'objet de gémissements émus ou agacés, mais où leurs aventures extraconjugales, prudence ou pudeur, ne sont jamais évoquées. Valéry affirme en 1925, dans ses Carnets, qu'il a tout ignoré, jusqu'à Corydon, de la "philanthropie" de Gide, non par aveuglement, mais par clairvoyance, ce penchant sensuel pour les jeunes messieurs n'ayant en fait jamais nui au carat de l'intellect et du coeur de son ami. Gide aurait pu en dire autant des passions successives, et de divers ordres, qui ont attaché Valéry à de nombreuses dames.

CRÉDIT ILLIMITÉ

Littérairement, ils appartenaient à des espèces différentes. Gide a écrit plusieurs romans et fait représenter des pièces de théâtre sur canevas mythique, il a cofondé la très influente NRF et tenu un Journal publié de son vivant ; son éclatante intelligence, en voyage et en fuite perpétuels, s'est prêtée volontiers aux points de vue émotionnels les plus divers et contradictoires, selon une souple et habile "disponibilité", qu'il ne craint pas de qualifier lui-même de prostitution, en regard de la cellule monastique où son ami, devenu socialement beaucoup plus mondain que lui, reste en perpétuelle vigie.

Dans ce couple d'individualistes, qui se sont humés tels au premier regard, qui se sont enthousiasmés l'un pour l'autre dès qu'ils se sont reconnus tels, et que même l'affaire Dreyfus, où ils prennent des positions différentes, ne réussit pas le moins du monde à desceller, deux types contraires d'individualisme se sont solidarisés à demi-mot. S'étant découverts l'un et l'autre profondément résolus, chacun dans son style, selon sa diplomatie de circonstance et malgré son ancrage familial, puis conjugal, à ne rien concéder de leur vocation singulière, ils se sont d'emblée accordé un crédit illimité. Valéry n'apprécie jamais sans réserve les oeuvres très diverses et non moins fréquentes que publie Gide, mais cela fait partie de leurs conventions, comme en relève la pression constante qu'exerça Gide sur son ami pour le pousser à écrire et publier, malgré le scepticisme de celui-ci envers la littérature et les malentendus auxquels expose sa publication. Valéry dédiera à Gide en 1917 La Jeune Parque. A bon droit : c'était le fruit de "nuits d'Idumée" que Gide avait extorquées à la "féconde paresse" de son ami, trop longtemps silencieux, et dont la publication inaugura la gloire nationale et mondiale du poète. C'est encore Gide, pourtant peu dispendieux, qui est venu à plusieurs reprises à la rescousse de Valéry, toujours impécunieux, organisant une solidarité financière autour des dames Mallarmé, après la mort du maître du jeune poète, ou au profit de celui-ci, moins jeune, dans ses périodes de vache maigre que le prix Nobel ne vint jamais compenser.

La lecture de cette intense correspondance, dont la teneur ne faiblit guère, même lorsque, après 1930, la tempête historique reprend de plus belle et éloigne physiquement toujours davantage les deux amis (d'accord cependant entre 1940 et 1944 pour refuser leur collaboration à la NRF de Drieu), pose la question de la nature de leur commun individualisme. Quel est cet individualisme farouche, si étrange en regard du prêt-à-porter de rigueur dans notre actualité dévastée ? Il est étrange parce qu'il s'impose paradoxalement une discipline de fer, et que, par là, il se respecte lui-même et se fait respecter. Discipline de fer du "saint langage" français, dont tous deux se veulent, l'un en prêtre catholique laïque, l'autre en pasteur calviniste émancipé, les interprètes sacerdotaux, initiés à toute sa tradition littéraire, que l'un étaye par son amour du latin et de l'italien, et l'autre par son amour de l'anglais. Discipline aussi de l'intelligence critique et du goût difficile, prévenus qu'ils sont tous deux contre les effets de manches, la tentation des systèmes, les défaillances de coeur travesties en tapages esthétiques et idéologiques. Bref, chez les deux amis, modernes par leur décision de ne se fier qu'à eux-mêmes, une incessante mobilisation contre cela même dont ils ont fait sécession, l'esclavage vulgaire et volontaire des modernes. Leur dialogue de dandys supérieurs porte sur les moyens et la manière, jamais sur les principes et les fins. Il demeure plus que jamais indemne et exemplaire, alors que tant de leurs contemporains, portés naguère au pinacle par leurs épigones, montrent aujourd'hui la corde.

ANDRÉ GIDE - PAUL VALÉRY. CORRESPONDANCE (1890-1942).
Gallimard, "Les Cahiers de la NRF", 2009
1 008 p.

Signalons aussi la publication, aux Presses universitaires de Lyon, sous la direction de Claude Martin, de la correspondance entre André Gide et Léon Blum.

LE MONDE DES LIVRES
11.06.2009