Mariam El-Kholy

Cet article fait partie des livres d’auteurs arabes que nous avons l’intention de publier sur notre site "Misrtoday". La présentation est faite par Mariam El Khouli, qui est aussi écrivain et auteur de nombreux récits. Elle nous présente ici le célèbre roman "L’émigration vers le Nord", de l’écrivain soudanais El Tayeb Saleh, écrit il y a quarante ans, et qui sera cette année adapté dans un théâtre londonien. C’est une oeuvre inclassable, qui mêle la biographie de l’auteur à celle du personnage principal, Mustafa Saïd. L’émigration des jeunes vers le nord, vers l’Europe, est souvent un risque pour les Africains. Le choc des cultures est trop fort pour ne pas secouer l’être.

Dans son roman, l’auteur déplore l’état de son pays avant et après le colonialisme, et montre comment le colonisateur s’est abstenu de donner aux autochtones le savoir nécessaire. Le roman pose aussi le problème du libre-arbitre : qui décide, et qui décide quoi ? La trame du roman est irrégulière et s’interrompt près la première moitié, suggérant, avec la mort du personnage principal, la fin du roman. Mais le dernier mot n’a pas été dit en ce qui concerne cette mort mystérieuse qui semble être un suicide. Les évènements s’enchaînent pour élaborer une fin inattendue, retenant ainsi l’intérêt du lecteur jusqu’au bout.
Le narrateur et son personnage ont plusieurs points communs. Tous deux ont étudié en Angleterre, tous deux sont soudanais, tous deux connaissent les poètes anglais à fond... Est-ce pour cette raison que naît une certaine complicité entre eux, au point que l’un d’eux confie la tutelle de ses enfants à l’autre, en cas de décès ? Tayeb Saleh suscite notre intérêt dès les premières pages avec l’étonnement du narrateur : la présence d’un inconnu parmi les membres de sa famille l’intrigue.

Ils sont venus le recevoir après une absence de sept ans, passés en Angleterre, pour suivre des études de doctorat. Dans une conversation intime avec le narrateur, Mustafa Saïd se décrit : "Quand j’avais quinze ans, on pensait que j’en avais vingt. J’avais un succès sans pareil à l’école. Mon cerveau était armé d’un matérialisme aigü, tandis que ma poitrine recélait des sentiments froids et durs comme du roc." Les autres diront de lui qu’il était "solitaire et hautain et passait son temps libre tout seul, soit en lisant, soit en marchant de longues distances. Il était un génie dans tous les domaines. Rien n’était impossible pour son cerveau exceptionnel. Les professeurs nous parlaient sur un ton et lui parlaient sur un autre, surtout ceux de la langue anglaise.C’était comme s’ils faisaient le cours pour lui tout seul."

Après des études de droit brillantes à l’Université d’Oxford, il est nommé titulaire d’une chaire de droit. Mais cet homme exceptionnel comparaîtra devant le tribunal, pour avoir poussé deux femmes au suicide et tué sa propre épouse. Après avoir purgé une peine de sept ans, Mohamed Saïd s’installe dans un petit village au Soudan et fonde une famille. Mais cette vie rangée cache un désir inassouvi, celui de l’évasion vers un autre destin. Dans la lettre d’adieu qu’il adresse au narrateur, il lui avoue : "J’aurais voulu rester avec mes enfants, les voir grandir devant mes yeux afin qu’ils soient une raison pour mon existence. Rester ou partir, je ne sais lequel de ces actes est égoïste. De toutes façons, cela ne sert à rien de se culpabiliser. Cet appel lointain continue à résonner dans mon oreille. Je pensais que ma vie ici et mon mariage allaient taire cet appel. Il se peut que je sois fait ainsi ou que ceci soit mon destin. Mentalement, je sais ce qu’il faut faire. Mais les subtilités de mon âme et mon sang me poussent vers des régions éloignées. Je te considère responsable de ma famille car j’ai senti que tu étais comme ton grand-père... Je ne sais quand je vais partir, mon ami, mais je sens que l’heure du départ a sonné. Adieu."

Si le destin avait attribué à Mustafa Saïd une intelligence hors norme, il lui a accordé une dimension démoniaque qui faisait de lui un orgiaque de sexe. Sa rencontre avec une personne à la limite de la folie le fera culbuter dans le gouffre, dans le meurtre."J’ai commencé à presser lentement, lentement. Elle avait les yeux ouverts. Quel est ce plaisir que je vois dans ses yeux ? Il me semble qu’elle était plus belle que tout ce qu’il y avait au monde" Elle dit avec douleur : "Mon chéri, je pensais que tu n’allais jamais le faire. Je désespérais." "J’ai alors pressé le poignard avec ma poitrine jusqu’à ce qu’il disparût totalement dans sa poitrine entre les deux seins. Elle cria en me suppliant "Viens avec moi... Ne me laisse pas partir seule."

Le récit de la lettre fatigue le narrateur qui se dirige vers le fleuve pour se purifier de toutes ces idées noires. Mais les vagues sont violentes et lui font perdre le contrôle de ses mouvements. "J’ai pensé que si je mourais à cet instant, je mourrais comme j’étais né, sans l’intervention de ma volonté. Toute ma vie je n’ai pas choisi et je n’ai pas décidé. Je décide à l’instant de choisir la vie. Je vivrai parce que j’aimerai rester avec mes enfants le plus longtemps possible, parce que j’ai des devoirs envers eux. Je ne suis pas concerné par le sens de la vie ou son non-sens. Si je ne peux pardonner, j’essaierai d’oublier. Je survivrai par la force et la ruse.

J’ai alors bougé mes pieds et mes bras avec force de sorte qu’ils émergèrent au-dessus de l’eau. Et avec ce qui me restait comme force, je criai comme un ridicule comédien : au secours ! Au secours !"