le roman qui aurait pu ne jamais paraître

Par Michel Erman

Par Michel Erman A l’automne 1912, un certain Marcel Proust qui collabore occasionnellement au Figaro en donnant quelques critiques littéraires se plaint avec un rien d’amertume que son nom «semble n’être qu’une faute d’impression». En effet, les rares lettres qui lui sont adressées au journal arrivent souvent sur le bureau d’un collaborateur plus prestigieux : le romancier et académicien Marcel Prévost…
Il vient d’achever la rédaction d’un gros roman, commencé quatre ans plus tôt, qu’il voudrait voir publier en deux ou en trois volumes. Pour l’heure, le titre prévu pour le premier tome est Le Temps perdu mais il s’intitulera bientôt Du côté de chez Swann.
En raison de son manque de notoriété, l’auteur s’est fait recommander par Gaston Calmette, le directeur du Figaro, auprès de Fasquelle, un éditeur plutôt grand public. Mais la réponse de celui-ci tarde à venir, et l’auteur rêve au fond d’un éditeur plus littéraire. Un autre de ses amis, Antoine Bibesco, le met alors en relation avec Jacques Copeau, le directeur de la toute jeune NRF. Depuis l’année passée, la revue possède un «comptoir d’éditions», administré par Gaston Gallimard, et a déjà plusieurs auteurs d’importance à son catalogue comme Gide et Claudel.
Pour Marcel Proust la vie semble s’élargir. Il se montre confiant : Gaston Gallimard, avec qui il a entretenu jadis des relations de sympathie, lui a obligeamment laissé entendre que son roman pourrait être mis en vente dès février ou mars 1913. Il a même proposé à l’auteur de venir chercher le manuscrit à son domicile. Tout cela est de fort bon aloi mais Gallimard n’est que l’administrateur de la maison…
A la veille de Noël 1912, en guise d’étrennes, Proust reçoit deux décisions de refus. Le rapport de lecture établi par Fasquelle fera état d’un roman sans intrigue, aux phrases embrouillées dont il est «impossible d’en pouvoir rien dire». La déception du romancier est à la mesure de ses espoirs mais il n’en laisse rien paraître et feint de croire aux prétextes d’ordre commercial avancés par Fasquelle. Il envoie alors son manuscrit à la maison Ollendorff. Nouvel échec que l’éditeur sollicité justifiera ainsi : «Je suis peut-être bouché à l’émeri, mais je ne puis comprendre qu’un monsieur puisse employer trente pages à décrire comment il se tourne et se retourne dans son lit avant de trouver le sommeil.» De faute d’impression, il semble que le nom de Proust soit devenu une faute de goût pour le monde littéraire !

La décision de refus qui a le plus blessé Proust est bien sûr celle de la NRF. La faute à Gide ? C’est ce que l’histoire a voulu retenir, avec le consentement manifeste de ce dernier qui se dira «beaucoup responsable» et en exprimera des regrets. En fait, Gide instrumentalisera l’affaire pour apparaître comme le patron de la NRF, posture que ses associés lui contestaient.
Le premier responsable est sans doute Jean Schlumberger qui aurait ironisé sur un livre «plein de duchesses» suivi par Michel Ruyters qui jugeait le roman «mal écrit» et par Henri Ghéon qui y vit «une œuvre de loisir, le contraire d’une œuvre d’art». Et surtout par Jacques Copeau ! En effet, ce dernier refusera à plusieurs reprises de publier des extraits de Swann dans la revue. Quant à Gide, il n’avait manifestement pas lu le manuscrit.
Le refus de la NRF est donc une décision collective qui trouve une première explication, peu glorieuse, dans le fait qu’au sein du comité de lecture les manuscrits étaient souvent jugés selon la réputation de leur auteur ! Et puis le style de Proust, fait de fragments destinés à explorer le monde intérieur, dut heurter l’idéal de clarté inhérent au classicisme moderne que prônaient un Gide ou un Ghéon. Rappelons que quelques années après, un autre grand écrivain de la modernité, James Joyce, se vit refuser le manuscrit d’Ulysse par Virginia Woolf !
Quant à Proust, il s’était montré bien imprudent, voire impudent, en proposant à la NRF comme à Ollendorff de s’acquitter, le cas échéant, des frais d’édition. Il donnait ainsi l’impression de vouloir forcer leur décision. Convaincu de son talent («supérieur à ce qu’ils peuvent croire», écrit-il à un ami) mais souffrant depuis longtemps d’un déni de reconnaissance du monde littéraire, il exhibait de la sorte son désir de publier sous le signe du manque.
Lui le romancier si lucide quant aux lois du désir avait oublié qu’un éditeur n’est pas que l’imprimeur d’un livre, il est aussi le promoteur de son auteur à qui il peut conférer audience et renommée. Entre l’éditeur et l’auteur, la relation n’est pas de simple raison, elle lui subordonne quelque chose de l’ordre de l’amour agapique et du don. Il y a une économie libidinale dans l’acte de publier, et il revient à l’écrivain de ne pas montrer trop ouvertement son désir afin que l’éditeur y consente sans défiance.
Après le refus d’Ollendorff, Proust ne se décourage pas. Il a entendu parler de Bernard Grasset. Un nouvel éditeur à la solide réputation commerciale qui vient même d’obtenir les deux derniers prix Goncourt. L’écrivain redoute par-dessus tout une nouvelle épreuve de lecture, et une nouvelle exécution en règle… C’est pourquoi il prend d’emblée l’initiative de proposer un compte d’auteur très favorable aux intérêts de l’éditeur. Celui-ci accepte avant même d’avoir lu le manuscrit ! Le 13 mars 1913, le contrat est signé : Du côté de chez Swann sera publié à l’automne comme le premier volume d’une trilogie dont le titre général est A la recherche du temps perdu.
Du côté de chez Swann paraît le 14 novembre 1913. A Londres, Le Times Literary Supplement trouve le roman fascinant et le place dans la lignée de Henry James. A Paris, l’accueil critique est partagé mais on concède à l’auteur un certain talent si bien qu’avec 2 000 exemplaires vendus en deux mois, Swann connaît un succès d’estime. Est-ce cela qui provoque le renversement du désir, la volte-face inattendue, sorte de fiat lux cynique des uns et des autres ? Au printemps 1913, Fasquelle puis la NRF, en la personne de Gide, se proposent de publier la suite d’A la recherche du temps perdu… Proust qui a conservé les droits sur son œuvre finira par rejoindre la NRF, il n’oubliera pas pour autant les préventions et les rebuffades dont il aura fait l’objet. Mais c’est une autre histoire.
Il y a cent ans, les lecteurs du monde de l’édition ont refusé Proust. Pire, ils l’ont éreinté. C’est Bernard Grasset, un éditeur plus attentif aux règles comptables qu’aux réputations germanopratines qui lui a donné sa chance. Sans l’avoir lu ! Pour peu, on se prendrait à croire que dans le domaine de la littérature les vices privés font bien les vertus publiques…

Liberation.fr

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