Etude sur «Un été à Stockholm» de Abdelkebir Khatibi

Noureddine Mhakkak
(Maroc)

Noureddine Mhakkak

Chez Abdelkebir Khatibi, l'amour prend les allures d'un visage en quête d'un miroir qui montrerait la face aimée. La sienne. D'où la difficulté de sa réalisation. Et combien même cet amour prendrait forme, il ne pourrait vivre longtemps car il se situe au delà de toute corporalité.
C'est un amour vécu de dedans, mu par le désir de posséder l'autre, le re-créer. Un processus qui ne mènerait qu'à la mort ou du moins à la folie. Abdelkebir Khatibi avait, dans ce sens, sa propre définition de l'amour: Aimer, c’est mieux comprendre. Comprendre c'est souffrir davantage. Et souffrir, c'est appréhender le désespoir. (1)C'est cela l'amour pour A. Khatibi. Une étape parmi tant d'autres dans la reconnaissance de soi et d'autrui. Une étape primordiale sans laquelle l'individu
demeurerait aveugle dans ce monde vaste et infini. Etape qui en définirait l'identité et en garantirait la différence. Pour toutes ces raisons, A. Khatibi consacre à l'amour, un de ses très beaux ouvrages: Un été à Stockholm. C'est un roman de voyage. Un périple dans l'espace géographique et dans le moins vaste espace linguistique. Le personnage principal – Gérard Namir – incarne bien cette immensité de l'espace de par sa profession de traducteur et interprète. Il est porteur de langues différentes et possesseur de leurs cultures et civilisations. Gérard séjournait à Stockholm par un été qui promet errance et aventure, qui anime le désir de posséder «l'autre» de par sa sexualité, sa langue et sa culture. Un été à Stockholm est surtout un roman qui ne se cantonne pas dans le récit des relations qu'entretient Gérard Namir avec les autres personnages. C'est plutôt le souci d'analyser ces relations. Les «dé-construire» suivant le rythme de ses amours tantôt violentes; tantôt doucereuses et sous l'œil vigilant de la raison qui soude les profondeurs de la folie qui cherche le plaisir fuyant. La folie qui se transforme en un véritable reflet d'un amour étouffé, débattu chaque fois qu'il s'agit d'une femme délaissée par un amant infidèle, ou d'un amour blessé dans son amour propre. Un été à Stockholm, c'est l'histoire d'un homme. L'histoire de femmes aussi: femme -épouse, femme -maîtresse et femme -amie dans leurs rapports avec le même homme. (Un été. p122)

1. L'Amour- institution ou la folie de l'engagement forcé:

Cet amour -institution s'édifie avec le mariage. Cet acte qui est par nature liberté et quête infinie se retrouve prisonnier de la Doxa car le mariage lie et attache. Si Gérard Namir est contraint par sa profession de voyager souvent, sa femme - elle - est obligé de demeurer là, à l'attendre. Fidèle, prisonnière de l'absence. De la solitude. Pire, elle en devient presque folle. Elle souffre de sa situation de manque: manque d'amour du corps et du cœur. Ainsi elle se voit acculée à jouer le jeu: Préserver le mari (l'institution) et le tromper. C'est ce que Denise fini par choisir. Mais elle se fait surprendre. G. Namir la quitte avec tout l'amour qu'il lui portait. Elle se rend compte qu'elle n'aimait que lui et qu'elle l'aimerait toujours. Et c'est le drame. Chaque fois qu'elle tentait de l'avoir pour elle et rien que pour elle, il s'en éloignait. C'est le vide qui s'installe. Le vide que veulent combler leurs échanges épistolaires ou elle essayait de lui expliquer les raisons - si raisons il y'avait - de son infidélité: «Ecoute, Gérard, je ne me plains pas et je ne te blâme point. Comment te parler maintenant? Peut être y'a t-il entre nous une distance irrattrapable. Je ne m'incline pas devant l'attente, devant cette échéance que nous avons fixée plus par jeu que par une profonde conviction. Comment calculer la déperdition de nos sentiments? (…) Je suis désarmée devant ma croyance à l'amour. Ma tendresse est au delà de ma volonté? Je veille» (Un été. P28). Denise partagée entre l'amour et l’infidélité. Gérard qui ne daigne pas lui pardonner bien qu'il sache qu'elle l'aime encore. Elle qui en souffre puisqu'elle ne s'est pas pliée à l’institution. Elle tombe dans la dépression. La folie née d'un amour raté. Folie devant les conventions qui contraignent, qui emprisonnent. Elle souffre de l’éloignement. Elle soupçonne l'existence d'une autre femme dans la vie de Gérard. Tout ceci la ronge en silence. Le mari tentant d'écarter ses soupçons la rassure: «Mais qu'as-tu, Denise! Parle. C'est promis, je serai toujours un être loyal. Tu sais que mon été est assez déprogrammé.» (Un été. Pp: 40 – 44) .Denise qui ne demande qu'à aimer et être aimée et vivre l'amour entier. L'amour qui anéantit la folie; la vraie, qui instaure l'amour fou. L'amour du désir. Le désir de posséder l'autre. Mais dès que l'autre repousse ce désir, l'amour se métamorphose en folie destructrice qui anéantit tout ce qui l'entoure. Envoûter l'autre, c'est prendre sa place. C'est devenir cet autre; s'identifier à lui. L’autre devient soi-même. Toutefois quand l'autre aspire à la liberté, le vide s'installe. Vide que ne comble que la folie ou la quête d'une compensation. La recherche de l'alter – ego s'avère alors difficile et c'est le mensonge qui la remplace, qui triomphe. Le mensonge – imagination fruit du dédoublement. Vivre avec l'éloignement de la maîtresse interdite et l'épouse permise. C'est la conclusion à laquelle arrive Alberto qui conseille à Gérard de garder ses secrets et de ne pas toujours être franc avec sa femme surtout dans le domaine des sentiments, en lui disant: «Gérard, le mode conjugal qui soit intelligent ne jamais mentir à sa femme, ne jamais lui parler de votre maîtresse. Ce silence n'est point un beau mensonge. A mon avis, c'est un style, un principe de délicatesse. Une loyauté est un partage ou elle est leurre. Faites confiance à votre loyauté, à la sienne. Il ne faut jamais tout dire à votre femme. La femme est secrète, elle est contrainte au secret fut-il de polichinelle. Il l'est. Bien ou mal dressée par la vie, elle fait ce qu'elle peut, rarement ce qu'elle veut.
Pourquoi l'obliger à écouter ce qu'elle ne veut ni ne peut intérioriser? Je ne sais pourquoi je vous donne cette leçon» (Un été. pp: 76 – 77). Mais Gérard, découvrant l'infidélité de Denise confie aux lecteurs son propre secret. Son projet de tromper sa femme. Histoire de lui rendre la monnaie. Et c'est ce qu'il laisse entendre dans l'une de ses lettres à Denise: «Aucun corps n'est définitivement donné à un autre. Le désir est ainsi, on ne peut l'enchaîner. Le soumettre à la loi d'une alliance, fût- elle la plus courtoise.» (Un été. p110). Denise sombre dans la mélancolie et touche aux limites de la folie. Denise qui malgré tout lui répond: «Mes journées, Gérard, sont sombres et rouges. Je me suis réveillée en plein cauchemar le matin. C'est un «rêve de couverture», comme on dit. Une bouffée d'anxiété. Je suis lacérée, piquée, coupée par des instruments de torture. Tapissée de points de feu. A y penser, je frémis encore. Comme je comprends mieux les stigmatisées et leurs aberrations mystiques! Ces saintes, ces pauvres saintes dont la peau se décompose ou pue de solitude. Mais je n'ai pas cette vocation et je t'aime. Je t'aime jusqu'à te faire pénétrer dans ma propre jouissance.» (Un été. p: 115). C'est un amour qui se transforme en cauchemar. Qui devient source d'insomnie, de névrose et de folie car «parler de la folie, c'est parler de l'amour. C'est- à – dire du lieu ou il n'y aurait plus de semblant, et donc plus de différence.» (3), C'est ce que désirait Denise . Elle voulait que son mari devienne son propre reflet. .Un reflet dans un miroir brisé. « C'était l'histoire d'une femme qui a peur de froisser l'orgueil de son mari, et qui fait tout pour le blesser?» (Un été. p112).

2. L'amour insaisissable ou la folie du désir:

Cet amour se concrétise par le plaisir et la jouissance. Il est aussi source de souffrance. Le personnage type en est Lena que Gérard Namir rencontre dans un avion. Il la décrit ainsi: «En se présentant, Lena me parut être d'un abord franc, empreint d'une ironie troublante. Dans l'avion, j'avais remarqué la précision du geste et de la démarche. Sentie de près, cette précision se déplaça sur les franges de la chevelure retissées par un sourire éclairé. Lorsque je pense maintenant au portrait de Lena, je me demande si une image de tapis ne s'était pas substituée au corps de cette femme. Ainsi commence l'embrouillement du corps, le charme de son désordre. Moi qui chancelais un peu, devais- je m'écarter de ce ravissement sans blessure?» (Un été à Stockholm, p: 31). Lena, femme amoureuse mais qui a su contrôler ses désirs puisqu'elle est parvenue à dépersonnaliser G. Namir. Elle a su lui imposer ses propres folies en lui racontant sa vie, sa saga. Elle a fait de lui un anti-
Don Juan. Un Chahrayar passif qui l'écoutait sans répliquer. Il était obnubilé par elle. Il en souffrait sans réagir «C'est par éblouissement que l'amour nous fait tourner l'esprit» (Un été, p: 62). C'est le désir - vengeance. Lena comme la décrit sa tante «est indomptable» (Un été. p: 104). Elle a en effet soumis Gérard (même durant leurs ébats amoureux, elle savourait pleinement son orgasme.) . Ainsi cette femme a triomphé du mâle, du viril. Elle a transformé son amour en jeu. Elle ordonnait et lui exécutait. Elle l'a convaincu de penser «quelle erreur de vouloir transformer une femme, c'est à dire de l'enchaîner! D'elle même elle se transforme, en cette extraordinaire attente de son désir potentiel» (Un été. p: 121). Ce jeu d'amour dépasse sa force d'homme, l'accule à la folie. Folie éphémère qui lui fait croire que c'est lui qui lui a accordé ce privilège. Cette
folie dérisoire cède sa place à la folie de l'oubli. Quand cette maîtresse lui annonce leur imminente séparation, il a failli en perdre la raison pour de bon. Il décida alors de réprimer son désespoir. Il se renferme, s'emprisonne chez lui durant trois jours à souffrir en silence, en perpétuelle hébétude. L'amour n'est t-il l'équivalent de surabondance émotionnelle? De la déraison? De la folie? Avec tout ce que celle - ci signifie comme «crise positive» (4). Peut - on d'ailleurs aimer sans que surgisse la folie latente? Pas du tout, car «L'être de l'homme nom seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l'être de l'homme s'il ne portait en lui la folie comme la limite de sa liberté». (5)

3. L'amour doucereux ou la fuite de la folie:

A- Khatibi s'interroge sur les raisons qui font que les femmes aiment avec obsession; ainsi que sur les rapports qu'il y'a au sein de l'amour entre raison et déraison, entre doute et certitude. A. Khatibi traite d'un autre type d'amour - doux et serein - qui s'épanche d'une manière incontrôlée mais rationnelle. C'est l'amour – amitié que représente Helen, traductrice elle aussi comme Gérard. Ils ont partagé beaucoup de choses: L'amour, le sexe mais surtout l'amitié. Gérard décrit ses qualités qui sont siennes sans s'en rendre compte: «Helen avait un talent prodigieux des langues» (Un été. p: 46).Il la décrit aussi durant ses moments de joie avec beaucoup d'admiration. C'est la sérénité, la douceur amicale. Il affirme à ce propos:«Helen était calme, souriante avec un air ironique» (Un été. p: 54).
Peut- on déduire de cela que A. Khatibi considère l'amitié comme remède? Remède contre la folie que génère un amour raté? Peut – être, puisqu'il déclare à travers Gérard que «Le paradoxe de l'amitié éclaire l'amour de dehors» (Un été. p: 155). Ici s'achève l'histoire de l'amour et de la folie dans Un été à Stockholm et commence une écriture qui redécouvre les mythes quotidiens qui nous entourent. Il est temps d'éteindre les lumières du récit pour permettre à l'obscurité inconnue d'envahir notre imaginaire pour que l'histoire revienne vers nous, revêtue autrement.

Un été à Stockholm
Abdelkebir Khatibi : Un été à Stockholm
Ed: Flammarion 1990.

Notes:

(1). Abdelkebir Khatibi : Le lutteur de classe à la manière Taoïste. Ed: Sindbad 1977.
(2). Hassan Wahbi : L'esprit de la fiction (étude sur Un été à Stockholm ). In Prologues N° 13 – 14. 1998. p13.
(3). Claude Rabant : Folie, L'amour. In la folie (Actes du colloque de Milan). 1976. p: 224.
(4). Hassan Wahbi : Une poétique de la relation (A propos de l'aimance dans Un été à Stockholm). In «Le Maghreb Littéraire». Volume IV N° 8/2000. p:18
(5). Jaques Lacan : Ecrits. P: 176 et 575. Voir: Claude Rabant, Folie, L’amour. In La folie (Actes du colloque de Milan). 1976. P: 224.

Read More: