Par Vincent Olivier

La Méditerranée

Un signe = un son. Près de deux mille ans après la naissance de l'écriture, le procédé est enfin trouvé, quelque part entre la Syrie et la Palestine. Une invention simplissime, mais gravée à jamais dans l'histoire de l'humanité.

Au commencement était le Verbe. Soit. Encore fallait-il pouvoir l'écrire. Et, pour cela, l'utilisation de l'alphabet semble... le b.a.-ba. Or, si l'écriture a été élaborée de façon indépendante et à des époques différentes (Mésopotamie, vallée de l'Indus, Chine, Amérique précolombienne), l'invention de l'alphabet, elle, est unique. Son origine remonte à trois mille ans et elle est géographiquement identifiée, du côté de la Syrie actuelle, entre la Phénicie et la Palestine. Retour sur une invention qui a changé le cours de l'humanité.

Tout débute par une inscription qui date d'il y a environ mille six cents ans avant notre ère. Découverte dans le sud-ouest du Sinaï, à Sérabit-el-Khadim, cette première trace se trouve inscrite sur une sphinge - un monstre à corps de lion, tête de femme et pourvu d'ailes : "LB'LT", une formule que l'on prononcerait aujourd'hui "LîBa'aLaT", ou quelque chose d'approchant, et qui signifie "en hommage à la maîtresse". Il s'agit, en l'occurrence, de la déesse Hathor, patronne des mines de turquoise et qui sera plus tard identifiée à Astarté, la Dame de Byblos. Cinq lettres, cinq signes, plutôt, qui constituent le premier témoignage écrit d'un alphabet de type "acrophonique", où la forme d'une lettre reproduit le mot dont elle est l'initiale.

Ainsi, la lettre b imite schématiquement la forme d'une maison. Pourquoi ? Parce que le mot qui signifie "maison" se dit "beth" (qui deviendra bêta en grec) en sémitique. Tout comme "aleph" signifie "tête de boeuf" et deviendra "alpha" en grec. Ce premier alphabet demeure à bien des égards, aujourd'hui encore, source de mystères. Pourquoi n'en trouve-t-on plus trace dans les cinq siècles qui suivent ? Qui pouvait l'utiliser ? S'est-il éteint ou transformé au fil des ans ? Les experts eux-mêmes continuent de s'interroger.

D'autant qu'en 1300 environ avant Jésus-Christ, un nouvel alphabet apparaît. A Ougarit précisément, en Syrie actuelle, juste en face de Chypre. "Une invention extraordinaire", lance Pierre Bordreuil, directeur de recherches émérite au CNRS et lecteur assidu à la bibliothèque d'Etudes sémitiques du Collège de France. Expert d'Ougarit, il est l'auteur de nombreux ouvrages de référence sur ces questions, comme Les débuts de l'Histoire, le Proche-Orient, de l'invention de l'écriture à la naissance du monothéisme (éd. de la Martinière), en collaboration avec deux autres spécialistes, Françoise Briquel-Chatonnet et Cécile Michel. Surtout, Pierre Bordreuil est intarissable sur cette civilisation fascinante, qui a produit "plus de 5 000 textes en quelques dizaines d'années, dans tous les domaines, administratifs ou religieux, mathématiques ou mythologiques".

Noeud commercial et centre portuaire, le royaume d'Ougarit n'est pas plus grand qu'un département français. Idéalement situé entre la Crète et l'Euphrate, entre l'Anatolie et l'Egypte, il se trouve à la croisée des grands axes économiques. Découverte en 1929, cette ville antique passionna très vite les archéologues, notamment en raison du grand nombre d'objets d'art, de temples et de maisons qu'on y découvrit. A ce jour, un quart du site à peine a été exploré. Tout au plus sait-on qu'on y parlait huit langues différentes et que l'on utilisait au moins cinq systèmes d'écriture (cunéiforme mésopotamien, hittite, hourrite...). Dont l'akkadien, qui compte 500 à 600 signes différents reposant, entre autres, sur la notion de logogramme, sorte d'idéogramme symbole. Ainsi, le mot "shou" désigne-t-il la main. Représenté par un symbole simple, cinq doigts, le vocable devient progressivement un son. Associé à d'autres, il peut former de nouveaux mots, à l'instar d'un rébus. Comme si, par exemple, "chat + pot" devenait "chapeau".

Mais, surtout, au début des années 1930, les archéologues décèlent, sur une partie des tablettes d'Ougarit exhumées, une écriture radicalement nouvelle, composée de 30 signes, pas un de plus. Une découverte si surprenante qu'elle mobilise trois savants : un Allemand, un Français et un père dominicain de Jérusalem. Sans l'aide d'aucune tablette bilingue, Hans Bauer, Paul-Edouard Dhorme et Charles Virolleaud unissent leurs forces et, en moins d'un an, ils parviennent à la conclusion que ce système s'apparente bien à celui d'un alphabet. Certes, il ne comporte pas de voyelles, mais l'ordre des lettres est fixe et il s'agit de cunéiforme simplifié.
Qui l'a créé ? A quelle époque précisément ? Dans quel but ? A toutes ces questions, les linguistes apportent des réponses prudentes, d'autant qu'une telle invention ne s'est pas faite en quelques années mais plus probablement par tâtonnements successifs. Certains évoquent des soldats levantins, d'autres des marchands, mais les experts penchent pour une création issue d'une poignée de scribes. Ces même experts notent, entre autres, que l'Egypte avait bien un dieu de l'écriture (Thot), la Mésopotamie également (Nabou) mais qu'à Ougarit en revanche il n'existait pas de divinité associée, ce qui renforce la thèse d'une élaboration indigène de l'écriture ougaritique.  
"Les langues sémitiques (celle d'Ougarit, l'hébreu) sont essentiellement consonantiques et ne font guère usage de voyelles, observe Pierre Bordreuil. A la lecture, les lettrés d'Ougarit restituaient probablement spontanément les voyelles manquantes, exactement comme on rajoute une musique sur les paroles d'une chanson." Cette écriture cunéiforme simplifiée serait peut-être aujourd'hui encore utilisée si la cité d'Ougarit n'avait été détruite aux alentours du xiie siècle avant notre ère, durant l'invasion des "Peuples de la mer" (Shekelesh, Philistins, Shardanes...) qui ravagèrent la côte syrienne. En revanche, si l'alphabet cunéiforme d'Ougarit disparaît également, son principe, lui, demeure, sous forme dite "linéaire" : progressivement, les signes se simplifient et peuvent être facilement employés sur des supports autres que les tablettes d'argile.

Au VIIIe siècle avant notre ère, les Grecs introduisent les voyelles  
 
Tout l'intérêt d'un alphabet réside dans un paradoxe : plus la valeur phonétique d'un signe est réduite et moins on a besoin de signes pour s'exprimer. Pour écrire, par exemple, "ba", "bi", "bou", "bab", "bib", "boub" en langage syllabique, il faut six signes différents. Mais une seule consonne de base avec l'alphabet. Ne nous y trompons pas. Il ne s'agit pas d'un simple perfectionnement technique. En permettant de passer de l'oeil à l'oreille, du dessin symbole au son "pur", l'alphabet opère une révolution conceptuelle, avec un degré d'abstraction inconnu jusque-là.

Les Phéniciens, grands voyageurs, vont être les promoteurs de cet alphabet linéaire de 22 signes. En quelques dizaines d'années, celui-ci se répand dans de petits royaumes, ceux des Hébreux et des Araméens notamment. Puis à Chypre, en Sardaigne, en Crète, en Asie Mineure et de la Perse jusqu'en Afghanistan ! Les Grecs l'adoptent un peu plus tard et, au viiie siècle avant notre ère, ils l'améliorent en introduisant les voyelles et quelques lettres supplémentaires, telles le phi et le psi. Dès lors, ce corpus qui comporte 26 lettres est "exporté" par des colons dans le sud de l'actuelle Italie. Puis, les Etrusques s'en servent à leur tour et le transmettent aux peuples indigènes, les Latins en particulier. De fait, la propagation de l'écriture n'est pas que géographique, elle touche de nombreuses couches de la société, tant elle "permet de diffuser la culture de façon plus rapide, plus efficace et plus profonde que tout ce qu'on avait connu jusque-là", observe Pierre Bordreuil.

Alors, comment expliquer un si durable succès ? "Les langues sémitiques dites "mortes" sont fixes et conservatrices. Aujourd'hui, un disciple de Jésus-Christ revenu sur terre se ferait assez bien comprendre en Syrie. De même, au Moyen-Orient, l'araméen demeure encore la langue liturgique de nombreux chrétiens. A l'inverse, l'alphabet se caractérise par une malléabilité extraordinaire. Son principe est simplissime (un signe = un son), et son champ d'application, universel puisque le son peut être différent selon les pays", s'enthousiasme Pierre Bordreuil. Des exemples ? Au Vietnam, au prix de quelques accents supplémentaires, Alexandre de Rhodes, père jésuite, a créé au xviie siècle le "quôc-ngu" pour transcrire par écrit cette langue qui ressemblait à un "gazouillis des oiseaux" et évangéliser les populations. Près de trois cent cinquante ans plus tard, elle est toujours la langue officielle du pays. Mais avec ces mêmes 26 lettres, on peut aussi écrire du basque et du finnois. De l'indonésien et du turc. Du magyar et du wolof. En trois mille ans à peine, l'alphabet des Phéniciens est devenu universel.

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