Par Sabah Zouein

D’abord fut la langue. Langue qui me précède, me succède, tout ‏cela à partir d’un amour inouï pour les origines des choses, passion intense pour l’origine du mot.

Je ne cesse de me demander, dans ma poésie, sur le mystère de l’écriture, cet acte irréversible et envoûtant, absolu et intrigant.  Et les questions que je me pose émanent tout droit de ma passion pour l’étymologie.  S’il y a donc une chose qui vraiment m’enivre, c’est la découverte de la racine d’un mot ;  si j’ouvre un dictionnaire c’est pour m’abreuver à la source du mot que je cherche :  mais que d’insatisfactions lorsqu’on écrit parfois à côté d’un mot, «orig. incertaine ; orig. inconnue ».  Et quel assouvissement lorsque je retrouve l’état premier du mot, son origine grecque ou latine (parlant de dictionnaires français).  Ou bien lorsque j’associe tel ou tel mot, en italien ou en portugais, à son homologue espagnol.  Ou bien encore lorsque je retrouve l’anglais dans l’allemand essentiellement, comme dans le hollandais d’une façon ou d’une autre.  Ou encore, en rentrant dans les détails les plus infimes, que de joie, lorsque je retrouve le galicien espagnol assez apparenté au portugais, de même que le catalan aussi proche du français que du castillan.  Et dans ce dernier il y a autant d’anglais que de latin. 
La langue, cet absolu inépuisable, cette énigme indéchiffrable et inaccessible !  A la façon de Franz Kafka dans son sillonage interminable à la recherche du « château », à la façon d’Edmond Jabès et son errance dans le labyrinthe du désert, dans la lutte vers ou contre l’absolu, l’écriture en tant que telle est une course à la recherche de la Lettre perdue.  Marcel Proust, dans sa « recherche du temps perdu », ne faisait qu’arpenter, à l’instar de Kafka, les chemins illusoires et séducteurs de l’écriture, où la langue devient l’agent captivant et menaçant à la fois.

Captivant car jamais accompli ou presque, et menaçant, à cause de ce jeu même qui tourne en rond et ne mène nulle part ;  sinon, au contraire, c’est plutôt un acte où l’on s’enlise au fur et à mesure que l’on s’y engage.  C’était le château introuvable de Kafka, château / langue absolu(e) qui a incité l’auteur à produire cet ouvrage peuplé d’ombres et de secrets;  c’était aussi le temps / la langue intact(e) et nostalgique qui a poussé Proust à réaliser cette œuvre colossale, pour ne citer qu’eux deux, où une Lettre première attend qu’on la retrouve ;  plutôt où des écrivains assoiffés d’absolu se mettent en route vers l’inconnu, pourtant ce très grand connu, et c’est le comble du paradoxe.  Serais-je une assoiffée d’absolu ?  Tant que je serai à la recherche de la langue Première et Ultime, et tant que celle-là sera introuvable, le jeu douloureux de cette conquête illusoire continuera toujours.  Et tout en revenant à ce que je viens d’évoquer plus haut, je me trouve confrontée donc au paradoxe des antipodes :  l’inconnu et le connu, l’absolu et l’illusoire.  Aurais-je donc fait de l’acte d’écrire un acte à double fonction où un but est à atteindre mais qui ne sera jamais atteint pour la simple raison qu’il est illusion puisque absolu ?
 
Egalement, écrire est en lui-même un acte menant, au cours de l’écriture, de l’inconnu vers le connu ;  mais aussi et paradoxalement, plus l’écriture s’étend sur la page blanche, plus son ultime absolu s’éloigne.  En d’autres termes, plus j’ai l’impression que l’écriture s’accomplit, plus elle me semble inachevée ;  comme si, encore une fois, elle tournait en rond et que le point ultime rejoignait le point premier.  C’est ainsi donc que ce trajet s’effectue à l’inverse, et au lieu de traverser ce chemin vers le connu, je me vois de nouveau au point de départ, toujours enlisée dans l’impuissance de l’inconnu. Ce n’est pas une stagnation, loin de là, mais au contraire une errance tragique.  Le but ne fait que se retirer et mon acharnement à m’en approcher ne fait qu’agrandir le mirage.
Le connu / inconnu de la langue en tant que trajet / aventure sur la page blanche, ce qu’un écrivain expérimente au cours de sa recherche d’une langue Ultime, c’est ce mirage qui est tantôt Absolu tantôt Illusion, mais où le tout se résume en une lutte acharnée contre la langue et pour elle à la fois.  Jacques Derrida dirait qu’une écriture se fait dans le labyrinthe du retour incessant afin de trouver l’introuvable :  «Désespérée par la répétition et joyeuse pourtant d’affirmer l’abîme, d’habiter le labyrinthe en poète, d’écrire le trou, (...) dans lequel on ne peut que s’enfoncer, qu’on doit garder en le détruisant. (...) Le labyrinthe est ici un abîme : on s’enfonce dans l’horizontalité d’une pure surface, se représentant elle-même de détour en détour.» ; ou de dire encore, «l’écriture, passion de l’origine (...). C’est l’origine elle-même qui est passionnée (...)» ( L’écriture et la différence ;  pp. 431-434).

Ainsi, passion de l’écriture, et passion de l’origine se rencontrent en un seul amour et en un seul but :  un acte que j’essaie de vaincre mais qui à la fin me vainc ;  passion pour un acte, celui d’écrire, qui se traduit, à la fois, en amour et en haine, en joie et en souffrance, en soif de construction et en désir de destruction :  en écrivant je défais tout en faisant ; acte fou, impossible, qui tourne à la longue à la dérision.
Se passionner donc pour l’origine, c’est se passionner pour un acte tragique, où l’écriture est un enlisement dans le sable du désert, un enfoncement dans un abîme sans fond ;  une expérience vécue dans des livres tels que  « A partir de.  Ou, peut-être », « passion ou paganisme » et « Mais ». «  كما لو أنّ خللاً، أو في خلل المكان», « ما زال الوقت ضائعاً », « البيت المائل والوقت والجدران »,  « لأني وكأني ولستُ».

Edmond Jabès dirait :  « L’origine ne serait, peut-être, que la brûlure de son effacement » ( Le livre des Ressemblances, II – Le soupçon, Le Désert  ; p. 28) ;  ou encore :  « la parole d’origine est parole du désert ;  ô désert de notre parole (...) » (Ibid ; p. 123) ;  mieux est :  « Ici, la fin de la parole, du livre, du hasard.  Désert !  (...) L’infini, par le truchement de ses lettres, nie la fin.  Ici, la fin ne peut être niée.  Elle est infinie » (Ibid ; p. 122).  Ainsi, c’est en recherchant l’infinie dimension de l’absolu du mot que l’écrivain-poète tombe dans le piège, dans le désert de l’écriture, surface aride et accablante pour qui la fait ;  c’est en recherchant le connu Ultime qu’il tombe dans le dédale de l’inconnu, dans l’ineffable incertitude du mot, ou, dans l’insupportable doute de l’écrit.  D’où, l’écriture même, en se faisant, nie sa propre fin, cette dernière devenue inaccessible pour que le poète tourne en rond dans l’inconnu.  De plus, l’origine que je recherche ne serait que l’effacement même de l’origine, puisque plus je m’avance vers le but, plus ce dernier s’éloigne (ou s’efface) dans un jeu de mirage qui me mène de nouveau au point de départ, ce point opposé à la cible que je vise.

Mais tout ceci, il se fait dans le temps (même si dans l’espace aussi).  L’écriture est un acte, et tout acte est un temps effectué en un espace donné (c’est ainsi que j’ai imaginé le temps, un jour que je me posais des questions, encore à un âge tendre entre l’enfance et l’adolescence bien avant de l’avoir étudié comme théorie dans les classes de physique) ;  mais quel mystère régit ce temps de l’écriture, où ma main se promène d’un bout à l’autre de la page, mais où mon moi effectue une trajectoire interminable, ronde, d’une rive à l’autre du texte que j’écris :  trajectoire virtuelle et matérielle à la fois, où le mot inscrit est un corps physique, mais dont le son / le sens est une entité éthérée, et peut-être métaphysique.  Serait-il mon temps d’écriture un passage d’aliénation et de confusion ?

Là aussi, Edmond Jabès dirait : « Le temps du livre est le temps de la ressemblance.  Nous vécûmes, dans chaque parole, ce temps » (Ibid ; p. 137).  La problématique dont je viens de parler, je pourrais peut-être la déchiffrer à partir de cette thèse de la « ressemblance » ;  ce que vient de dire Jabès fait allusion à l’erreur de l’écriture comparée avec le livre premier-absolu ;  l’erreur à son tour implique l’errance, à travers les mots, afin de retrouver le Livre Ecrit déjà au commencement des temps, plutôt quand le temps n’avait pas encore commencé ;  cette errance-là donc est l’expression de l’effort qu’un écrivain fait pour essayer de ressembler au Mot, et où les livres en seraient la réplique, à des variantes près.  Tout en cherchant donc la Parole Ultime, je deviens la synthèse manipulée par le physique et son contraire, par la nécessité intense d’écrire, et le désir ardent de m’en libérer ;  n’ai-je pas, maintes fois, à travers mes recueils, essayé d’en finir avec l’écriture , de m’arracher à elle, de la saisir et la tuer ? (voir par exemple mon livre  A partir de.  Ou, peut-être ).

Et comme la saisir était impossible, moins encore ressembler au Mot, l’écriture devait paradoxalement se faire toujours dans la virtualité du temps et la virtualité de l’achèvement, où l’absolu ne sera jamais atteint, et le temps jamais accompli, puisque le mot est l’effacement du mot.  Et c’est ainsi que l’inconnu demeure inconnu même si le trajet vers lui se fait à travers le connu et à partir de lui ;  ou comme dirait Georges Bataille :  « Si la poésie introduit l’étrange, elle le fait par la voie du familier.  La poétique est du familier se dissolvant dans l’étrange et nous-mêmes avec lui » (L’expérience intérieure; p. 17) ;  ou aussi : « Nous ne sommes totalement mis à nu qu’en allant sans tricher à l’inconnu » (Ibid ; p. 17).  En d’autres termes, je dirais qu’en partant du familier, et ça ne peut être autrement, je me mets déjà à nu face à une rencontre probable et imminente avec l’étrange et l’inconnu.  Lorsque mon écriture se met donc à nu, c’est lorsqu’elle ne triche pas, voire ne cherche pas à se faire en dehors de l’objet banal qu’elle voit, vit et expérimente et ce, dans le but de trouver l’inconnu, l’inaccessible.

Ecrire à nu, c’est vivre l’expérience dans toute son intégrité et intensité ;  ceci impliquerait un ascétisme de la parole, voire un dévouement inébranlable au monde pur et raréfié du mot.  C’est là que la langue « étrange » prend forme et devient écriture, même si c’est une écriture de l’inconnu ;  c’est dans cette mise à nu du but de l’écriture qui n’a d’autre intérêt que son propre être qu’elle devient écriture ;  et cet être n’est autre que la transparente et âpre trajectoire s’étendant du matériel à l’immatériel, du concret à l’abstrait, donc de la chose à son nom.  Mais tout ceci ne serait-il pas aussi une trajectoire de confusion métaphysique où l’acte d’écrire se confondrait entre présence et absence ?

Deux notions semblables aux deux côtés d’une même médaille où le mot est ces deux circonstances à la fois.  Georges Bataille dirait : « (...) dans le mouvement qui nous porte à l’appréhension plus obscure de l’inconnu : d’une présence qui n’est plus distincte en rien d’une absence » (Ibid ; p. 17) ;  ou encore : « Mais l’inconnu (la séduction) se dérobe si je veux posséder, si je tente de connaître l’objet (...) » (Ibid ; p. 160).  Donc le mot présent est un mot qui va vers sa disparition, son propre effacement, voire son absence, parce qu’en quête de l’absolu, son propre absolu, toujours se dérobant, mais surtout à lui-même ; il est d’abord mot séduit par la chose qu’il nomme, pour devenir ensuite mot séducteur et inaccessible dès que j’essaie de me l’approprier comme sens / symbole unique que j’ai fabriqué, cependant qui m’est dorénavant et à jamais impossible de  connaître ;  au moment où il est écrit, le mot se métamorphose en essence, même s’il est issu d’une substance.

Mais il y a toujours cet impossible insupportable de l’écriture, ce risque inévitable que court l’écrivain qui est en train de créer un texte, un poème, une œuvre;  Maurice Blanchot dirait : « l’œuvre d’art est liée à un risque, elle est l’affirmation d’une expérience extrême. (...) Si l’artiste court un risque, c’est que l’œuvre elle-même est essentiellement risque et, en lui appartenant, c’est aussi au risque que l’artiste appartient » ( l’espace littéraire  ; pp. 320-321).  Je peux dire qu’à maintes reprises, et depuis mon livre  « Mais » , publié en 1986, je ne fais que vivre cette expérience de l’extrême où l’écriture est menée jusqu’au bout d’elle-même, de moi-même, où l’aphasie est l’expression ultime, où l’impossibilité de dire davantage devient la suprême habileté de la parole.  Dans « Mais » comme dans «  A partir de.  Ou, peut-être » , « ما زال الوقت ضائعاً », « البيت المائل والوقت والجدران », et « لأني وكأني ولستُ», ma langue est allée jusqu’au bout d’elle-même, et plus précisément, jusqu’au lieu le plus tragique, là où le trajet circulaire se referme sur lui-même, là où la quête de l’origine devient la fin et le commencement, là où une blancheur étouffante devient un point insupportable dans l’espace de l’écriture.  On retrouverait dans « Mais », page 95, ce cri ultime : « D’une effusion / Mais./ Mes cheveux sont raides d’aphasie,/ et moi morte d’impuissance./ (...) ».  Et dans « A partir de.  Ou, peut-être », on lirait des passages tels que : « Dans la rupture du mot infernal.  Dans l’impossibilité de dire (...) », « A partir, ou.  Ou, la langue impossible.  Peut-être » (p. 85) ;  « Nous ne pouvons plus conclure.  Le mot est absent » (p. 81) ;  « la douleur de nos syllabes déchirées.  L’écho de tes mouvements.  Me mortifient.  La douleur de ne rien écrire.  De. » (p. 48).

L’impossibilité dont je viens de parler est celle-ci même qui crée le mot dans toutes ses possibilités !  Un paradoxe peut-être, mais l’écriture ne devient possible que dans le questionnement sur elle-même, son essence, son origine, etc.  Recherche inépuisable, et qui, plus elle creuse dans le sens des choses, plus elle se heurte au danger même de sa propre création ;  puisque cet espace-là, l’espace de l’écriture, est l’endroit où texte et auteur s’affrontent dans une lutte acharnée tantôt pour s’affirmer, tantôt pour se détruire.  C’est de ce risque que je parle, le risque de perdre la parole tout en me perdant moi-même aux confins d’un texte incroyablement achevé et incroyablement inachevé.  Là aussi je citerais Blanchot « Mais pourquoi l’impossible est-il ce que l’œuvre désire quand elle est devenue le souci de sa propre origine ? » (Ibid ; p. 320).  A cette question je ne pourrai jamais répondre, autrement le texte se délierait et cesserait d’exister.  Cependant j’aurais peut-être une réponse à une chose, au fait que l’écriture n’en serait pas une, et je parle de l’écriture poétique, si elle ne conduisait pas l’écrivain à cet espace blanc, inouï, inexplicable qui s’érige au bout du trajet, comme un lieu innommable.  Mais cet innommable-là, ne serait-il pas le désir de l’origine et l’impuissance de la voir ?
Si j’ai parcouru l’espace inouï d’une écriture épuisante après « Mais », « Mais » fut même le parcours métaphysique et paradoxalement physique par excellence.  Dans ce livre, l’accentuation sur ce retour du lui métaphysique à la matière, est à son point culminant, à son apogée;  il y a une quête extrême de l’état post-matière ou pré-matière, l’état non physique de l’être, une quête de la Présence, de l’Un, quête pourtant suivie d’une chute abrupte, intransigeante;  c’était plutôt ce que j’appellerais un « retour » d’une expédition épuisante vers les lieux bleus et gris d’un ciel d’Harmonie et d’Union.  J’y voyais l’origine, le début permanent et absolu des choses que je cherchais ;  Georges Bataille dit quelque part dans son « Expérience intérieure » que le parcours métaphysique authentique est celui qui est suivi d’une chute brusque, parcours qui devient horizontal après avoir été profondément vertical. A propos, le titre « Mais » était à l’origine « Vertical mais Horizontal », cependant, mon amour pour la concision poétique m’a incitée à me débarrasser d’une explication superflue. 

Pourtant dans ma marche horizontale, et pleinement enveloppée de la matière, je n’avais pas cessé de chercher l’origine, de me poser des questions sur le début et l’essence, la source et le sens.  Et dans le vertical comme dans l’horizontal, la quête m’avait épuisée, le mot devenait anti-mot, et ma langue s’avérait aphasique. Julia Kristeva écrit : « (...) il n’y a pas de langage sans son, geste ou écriture (...) or ce signifiant n’existe pas sans son support matériel :  le son réel que produit l’animal humain.  Il faudrait bien distinguer ce son, porteur de sens, des différents cris qui servent de moyen de communication entre les animaux. » ( Le langage, cet inconnu ; p. 24) ;  dans presque tous mes livres, et notamment dans « Mais » et « A partir de.  Ou, peut-être », mon langage était fait de sons, de gestes et de signes;  à propos, je n’arrive pas à comprendre pourquoi dans « Mais » je n’ai presque écrit qu’avec l’intermédiaire des symboles;  toute idée ou tout objet était désigné(e) par un symbole, mais comme si je me préparais peut-être à cette longue étape de mutisme, plutôt de bégaiement (pour ne pas répéter le mot aphasie), état « écritural » que je frisais constamment et où je me plongeais souvent.  Je m’étais même posé à un moment donné, la très naturelle et primitive question, sur la primauté, voire l’antériorité du son, du mot ou du geste ;  une pareille question je la retrouve chez Kristeva aussi : « Une discussion de caractère métaphysique s’est déroulée sur la question de savoir ce qui a été à l’«origine» : le langage vocalique ou le graphisme » (Ibid ; p. 29).

Donc je m’étais posé des questions à ce sujet dans l’un de mes livres «كما لو أن خللاً... », appuyant l’antériorité du geste à la parole, mais que j’ai, un an plus tard, réfutée dans le livre suivant.  Peu importe ici les réponses que je donnerais à cette question ;  ce qui importe, et c’est à cette fin que je l’évoque, c’est la question même.  Ainsi donc, joignant le geste au mutisme vocal, ou le son du mot sonore et le son du sens à l’écriture, joignant le signe à la chose et le symbole à l’essence de la matière, j’ai pu composer un langage et des questions ;  je dirais aussi que j’ai construit mes poèmes à partir des mots, des voyelles, des consonnes et des syllabes, tout en tâtonnant à l’intérieur du labyrinthe des sens, de la pensée.  C’est dans « A partir de.  Ou, peut-être » que ces questions sont perçues d’une façon aiguë et flagrante.  Je m’y demande sans cesse sur la fonction, le rôle et le sens de ces particules dans ma vie, mon être, mon écriture.  Mais pour me retrouver à la fin , face à face, désarmée et nue, avec l’impossibilité de dire.  Cette impuissance du langage, plutôt le supplice de l’écriture, je l’ai expérimenté dans tous mes livres.  Le supplice serait le prix que j’ai payé pour la quête du sens et du mot que j’ai effectuée.

Mais que s’est-il avéré en fin de compte ?  Que le tout n’était que mensonge.  Combien de fois ai-je utilisé - involontairement bien sûr - le mot « mensonge » dans mon lexique poétique !  Dans presque tous mes livres je me posais des questions sur la véracité de la parole, de l’écriture, me retrouvant sans cesse face à une constante virtualité bien que produite par la réalité même.  C’est cette sensation de mensonge et de virtualité qui a suscité en moi des questions sur cette distance que je voyais entre la chose et son nom ;  c’est alors en 1991 que ce thème m’inquiéta  intensément à tel point que je l’ai reproduit la même année dans « ما زال الوقت ضائعاً », où je voulus absolument comprendre pourquoi devrait-il y avoir une distance entre la chose et son nom, à savoir que cette distance je la nommais symbole ;  donc c’est ainsi que j’interprétais le symbole, comme un obstacle interdisant le rapprochement entre la chose et son nom, entre l’idée et le mot.  J’insistais à tout prix à ce que la poésie devait s’écrire dans la pauvreté totale, dans l’aridité, voire dans l’absence d’auxiliaires artificiels ;  je voulais un mot tout court, et c’est ce que j’ai essayé d’effectuer dans mon livre « ما زال الوقت ضائعاً ».  Et réduire cette distance-là afin de trouver le véritable mot, n’est-il pas à la fois une quête pour la réduction de la distance qui me sépare du mot absolu ?  Cette problématique de l’espace-temps ne me travaille-t-elle pas sans cesse à travers tous mes livres ?  N’ai-je pas deux livres qui s’intitulent respectivement « Le temps est toujours perdu » et « Comme si une faille, ou dans la faille du lieu » ?  Ne parcourais-je pas sans cesse le terrain de l’écriture en me déplaçant à tour de rôle entre le temps et l’espace ?

Ce que je cherchais absolument à travers mes livres, c’était la vérité à nu de la langue ;  et ceci n’était à mes yeux possible que dans la mesure où je pouvais atteindre cette purification du mot, c’est-à-dire la nudité extrême de l’écriture.  Je cherche la nudité afin de trouver le mot vrai, le mot lavé de ses couches symboliques et métaphoriques ;  le mot débarrassé de l’impuissance de se joindre à lui-même.  Le mot vrai c’est cela-même, c’est l’annulation des miroirs, des reflets, et en un mot, de la virtualité des images.  Je cherchais la difficulté du dire, même si je me rendais compte, aussitôt que j’achevais un livre, que ma tentative se soldait toujours par un échec.  Inutile de dire bien sûr que c’est la tentative qui constitue un texte et l’échec n’est que l’accomplissement de l’écriture, voire l’apogée d’une quête tragique.  Je me demanderais aussi pourquoi je n’ai fait que courir après la difficulté ?  Pourquoi j’ai sans cesse cherché l’impossibilité de cette tâche ?  Pourquoi la quête de l’origine et de l’authentique est-elle si difficile ?  Pourquoi tout compte fait je me posais (et me pose) tant de questions en écrivant mes poèmes ? 
J’ai fait face à la problématique de la langue en tant que Temps et Espace, en tant que recherche du Mot absolu, en tant qu’authenticité dans ce lien solide (à mon avis) entre l’écrit et le vécu (une des raisons pour laquelle j’ai viré du français vers l’arabe ;  je l’avais fait dans le but de me débarrasser d’une langue de culture, livresque, donc factice – le français – pour rejoindre une langue vécue dans toutes ses phases et à tous les niveaux quotidiens et intellectuels) ;  j’ai fait face à l’aphasie, à l’incapacité d’articuler le mot et la lettre, de m’exprimer même.  Comme je l’ai dit plus haut, à la fin de chaque livre, je me trouvais épuisée et muette, désespérément muette (on pourrait peut-être relire les derniers poèmes ou les dernières pages de mes livres).  Je me trouvais dans la vraie incapacité de dire, d’écrire ;  Gérard Genette dit : « (...) la question de l’écriture, qui est évidemment celle de la difficulté, voire de l’impossibilité d’écrire (...) » ( Recherche de Proust – La question de l’écriture ;  p. 7) ;  mais il dirait plus loin : « (...) car bien entendu, ce qui fait la difficulté d’écrire, ce n’est pas que l’écriture soit difficile, c’est qu’elle soit si factice et si inutile » (Ibid ; p. 11).  N’ai-je pas écrit dans l’un de mes poèmes dans «كما لو أن خللاً... », très exactement ceci : « A quoi sert l’écriture ?  L’écriture est mensongère ;  l’écriture est inutile » ?  C’est cela qui me préoccupait : l’inutilité, par conséquent la vanité du mot face à la réalité.  Là aussi je ne faisais que creuser au fond des choses rien que pour avoir accès à un sens plus concret, plus réel du mot.  Et cette réalité ne serait autre que l’authenticité à laquelle je tenais (et j’y tiens toujours) dans tous mes écrits.  Comme je l’ai déjà dit plus haut, l’échec (au sens où je l’ai utilisé : l’échec dans la tentative, et toute écriture authentique ne dépasse jamais l’acte de tenter d’où, échec et non pas achèvement) était le sort inéluctable de l’écriture, où cette dernière est couronnée par tout un trajet de recherche et de questionnement.

Mais en fin de compte, si je ne réussissais pas à toucher le but et à dominer l’écriture et à la maîtriser, afin de la façonner telle que je la désire, n’était-ce pas parce qu’elle-même (l’écriture) ne se ferait jamais que par les voies de l’artifice ?  Je citerais Nietzsche : « Il est certain, comme Schiller l’a bien vu, que le chœur satyrique grec, chœur de la tragédie primitive, évolue sur un terrain "idéal", situé bien au-delà de la réalité courante.  Pour ce chœur, le Grec échafauda l’édifice d’un état de nature fictif et y plaça des êtres naturels fictifs.  La tragédie s’est élevée sur ce fondement, dès le début affranchie de la fastidieuse obligation de copier la nature » (La naissance de la tragédie ; p. 50).  Quant à Kundera : « Je me rappelle une conversation, il y a vingt ans déjà, avec Gabriel Garcia Marquez qui m’a dit : "C’est Kafka qui m’a fait comprendre qu’on peut écrire autrement.  Autrement, cela voulait dire : en franchissant la frontière du vraisemblable.  Non pas pour s’évader du monde réel (à la manière des romantiques) mais pour mieux le saisir" (Les testaments trahis ; p. 67).

La poésie n’est ni tragédie ni roman, mais pourrait être les deux à la fois puisqu’elle représente l’écriture dans sa plus vaste substance ;  ainsi donc, et sans le vouloir, je me suis retrouvée en fin de compte, et à l’achèvement de chaque recueil, face à un paradoxe créé simultanément par la langue que j’utilise mais qui me manipule : en la voulant réelle et concrète, elle se transformait en langue inaccessible et factice ;  en désirant saisir le lieu définitif, je me lançais sans cesse dans des endroits fictifs qui ne sont que l’endroit invraisemblable de toute écriture qui s’acharne à conquérir et la langue et le monde réel.  Mais ce monde réel tant sollicité, n’est éloigné de la réalité que par la langue-même, envoûtante et curieuse, puisqu’à la fois le fruit de l’artifice et de la nature.  Curieuse combinaison qui sans elle l’écriture ne se ferait jamais, ce produit de la « nature » qui se transforme en fiction, et qui déjà fiction se transforme en distance nécessaire permettant au poète de « mieux le saisir » (le réel).

Serait-ce donc pour cette raison que la distance que je veux supprimer, entre le mot et son signe, résiste à mes tentatives ?  Résisterait-elle donc afin que je puisse toujours rentrer dans le monde de la nature ou de la « réalité courante » ?

Mais comment rentre-t-on au sein d’une paisible « nature » après un pèlerinage au bout de l’écriture, au-delà des frontières du vraisemblable ?  Peut-être épuisée, déçue et confuse avec la certitude de n’appartenir ni à un lieu ni à une langue !  Je dirais pourtant que c’est ceci-même ce que j’appelle l’apogée de l’écriture.  Et bien entendu, l’écriture ne se ferait jamais sans cet « état de nature fictif », car le mot, pour être considéré comme une œuvre d’art, doit être élaboré tout d’abord au sein du travail de la langue pour être nettoyé autant que possible de sa couche de réalité directe ; la réalité donc ne serait jamais un travail artistique mais son récipient, où la chose se transforme en un mot, et la langue en écriture ;  et cette transformation, serait-elle la cause la plus réelle de la problématique tant soulevée dans mes poèmes, en ce qui  concerne la dualité où je suis prise pendant et après l’acte d’écrire ?

Autrement dit, cette transcription du monde en mots, serait-elle une sorte de transfiguration de ce monde et de ses choses, au point que je me perds confuse entre l’espace de l’écrit et l’espace du vécu ?  Une confusion dont je ne puis plus me défaire puisqu’elle me rend incapable de discerner entre le réel et l’irréel, état d’esprit qui me ramènerait à un passage de Philippe Sollers qui dit : « car nous vivons sans cesse au sens figuré, alors que le sens nous figure, alors que nous sommes langage à tous les instants, à tous les degrés » (L’écriture et l’expérience des limites ; p. 102).  Excellent jeu de mots et de sens, mais tout compte fait, l’écriture même n’est-elle pas ce grand jeu de signes où mots et choses se confondent constamment en sens figurés ?

D’autre part, qui nous dit que nous sommes autre chose qu’un sens figuré et que pendant l’écriture nous essayons de reconstruire le puzzle des signes ?  Les signes – la langue sont donc là, et au moment de la transcription sur la page blanche nous ne faisons que les rendre visibles, alors qu’ils ne font que nous rendre concrète notre image ;  ils figurent ou représentent le sens que nous sommes, plutôt le langage que nous ne cessons d’être.  Langage muet qu’est le corps, langage articulé qu’est la pensée donc l’écriture, je n’ai pas cessé de me demander, surtout dans « A partir de.  Ou, peut-être », tantôt si j’étais une voyelle, tantôt si j’étais une consonne.  Et si je suis donc une langue, j’écris pour me débarrasser de cette langue, afin de retrouver l’état premier d’avant la langue.


C’est une lutte sans merci, où le bourreau et la victime sont unis pour la même cause, celle de retrouver le Livre Premier, retourner à la source, aux origines.  Sans merci, dis-je, parce que c’est une lutte sans fin, où les deux protagonistes, l’écriture et l’écrivain, ne se rendent jamais l’un à l’autre ;  et il ne reste donc que cet acharnement cruel à se battre jusqu’à la dérision.
 
Moi je veux à tout prix en finir avec l’écriture, voire l’annuler, mais elle ne fait que m’annihiler ;  je m’applique à la supprimer, mais elle l’emporte toujours et finit par me subjuguer « (...) comme pour laisser à jamais en suspens l’impossible débat de l’art et de la vie » comme dirait Marthe Robert ( l’Ancien et le Nouveau; p. 311).
Dans ce sens-là, mon écriture, en se confrontant à cet impossible débat art / vie, mensonge de l’écrit / véracité du vécu, corps / esprit, livre multiple / Livre Unique, lieu de l’errance/temps absolu, mon écriture se livre donc à une lutte perdue d’avance, puisque abstraite, « donquichottesque », si je puis le dire.  Aventure âpre et dure il est vrai, mais attirante et séduisante aussi ;  dans cette aventure périlleuse à la recherche du livre Absolu, dans cette écriture jalonnée de questions sur mon identité et celle du mot, sur mon origine et celle de la langue, que de douleurs et de joies !  Je citerais pour conclure, encore une fois, Marthe Robert : « Toute aventure vraiment donquichottesque se reconnaît en effet à ce qu’elle trouve dans ce livre [le livre... abstrait, éternel...] obsédant sa raison d’être, sa loi, sa joie et son tourment, sa condamnation et son élévation possibles » (Ibid ; p. 11).

¬Mon aventure à moi a commencé et se poursuit dans cette lutte absurde pour trouver le Livre Premier, Original, Intact ;  mais ce n’est pas tout, et je l’ai déjà mentionné : Ma quête de l’écrit est aussi une quête du Lieu premier, et en un mot, du Temps Absolu.  Et mes poèmes n’ont cessé de s’interroger là-dessus ;  dans l’un d’eux je me pose cette question « Qui suis-je dans l’ombilic latin ? », et pour cause ; tiraillée entre ici et là-bas, entre une langue maternelle et une autre paternelle*, entre un temps présent qui est mien et un temps passé qui appartient à tant de souches géographiques, culturelles et linguistiques d’où je proviens mais qui concrètement m’échappe, et que j’essaie de comprendre pour m’en souvenir, c’est cela se battre à la Don Quichotte.  C’est réduire tout une histoire à un mot, pour ouvrir en contrepartie le mot sur tout un monde de probabilités et d’incertitudes, pour que la langue – l’écriture devienne mon lieu transitoire, temporaire, mais qui s’éternise faute de mieux, et où, en attendant la délivrance, j’expérimente tout à la fois l’enthousiasme de l’écriture et ses tourments.
C’est une lutte interminable, tantôt pour saisir l’espace, tantôt pour récupérer le temps ;  et mon écriture n’est que ce tiraillement épuisant entre l’un et l’autre, elle n’est qu’une marche sans répit à la recherche de la langue, l’originelle.

Cet essai  a été écrit pour  une contribution dans un collectif  en hommage a John Donohue S.J., sous la supervision du Professeur Chibli Mallat  et Dr. Leslie Tramontini.

Références :

  • Bataille, Georges.  L’expérience intérieure, Gallimard, France, 1983.
  • Blanchot, Maurice.  L’espace littéraires, Gallimard, France, 1985.
  • Derrida, Jacques.  L’écriture et la différence, éditions du seuil, France, 1967.
  • Jabès, Edmond.  Le Soupçon Le Désert – Le Libre des Ressemblances, II-, Gallimard, France, 1978.
  • Kristeva, Julia.  Le langage cet inconnu – Une initiation à la linguistique-, Editions du Seuil, France, 1981.
  • Kundera, Milan.  Les testaments trahis, Gallimard, France, 1995.
  • Nietzsche, Friedrich.  La naissance de la tragédie, Denoël, France, 1984.
  • Robert, Marthe.  L’Ancien et le Nouveau de Don quichotte à Kafka-, petite Bibliothèque Payot, Paris, 1967.
  • Sollers, Philippe.  L’écriture et l’expérience des limites, Editions du Seuil, France, 1971.
  • Zouein, Sabah.  Passion ou Paganisme, Saint-Germain-des-Prés, Paris, 1985 (Version arabe:  DAR AMWAJ, Beyrouth, 1998).
  • Zouein, Sabah.  Mais, Imprimerie Antoine Chemali, Harissa, 1986 (Version arabe:  ibid).
  • Zouein, Sabah.  A partir, peut-être, Imprimerie Antoine Chemali, Harissa, 1987 (Version arabe:  ibid).
  • Zouein, Sabah.  Kama Laou Anna Khalalan, Aou Fi Khalal Al Makan, Imprimerie Antoine Chemali, Harissa, 1988.
  • Zouein, Sabah.  Ma Zala Al Waqtu Da’ian, MANSHOURAT AL JAMAL, Cologne – Allemagne, 1993.
  • Zouein, Sabah.  Al Bayt Al Ma’el Wal Waqt Wal Joudran, DAR AMWAJ, Beyrouth, 1995.
  • Zouein, Sabah.  Li Anni Wa Ka’anni Wa Lastou, AL INTISHAR AL ARABI, Beyrouth, 2002.

Read More: