Mohamed Khmassi

Mohamed KhmassiLoin des sentiers battus des grands pèlerinages, le poète marocain Yassin Adnan opte dans son dernier recueil, Le Livre du passager (Daftar al-‘âbir* en langue arabe), pour une destination inédite :
Puis nous sommes partis au paradis du feu
Cette phrase/programme qui inaugure son recueil/poème (il s’agit en fait d’un poème en un seul souffle qui s’étend sur plus de 200 pages) recèle une promesse implicite. Le poète va nous livrer un récit de voyage qui, de surcroît, sera versifié.
Chose promise, chose due, et nous avons droit à un récit de voyage relatant ce passage poétique à l’idyllique paradis du feu.
Un voyageur averti en vaut deux ! Dès lors, et pour mettre tous les atouts de son côté, le poète se fait éclairer par ses ainés, tous de fins connaisseurs. Vont alors défiler dans des épigraphes, qui constituent autant de seuils, les précieux conseils de maîtres en la matière. Un René Char qui insiste sur la précellence du chemin, n’en déplaise aux chantres de la destination, un Imam Shâfi‘î qui ne tarit pas d’éloges sur les vertus du voyage et le royal Mutanabbî qui en dévoile les vicissitudes. Un viatique non moins singulier vient sceller les préparatifs :

Le pays somnolait dans ton sac de voyage
Entre les livres et les moulins à vent
Et le poète de mettre le cap sur le paradis du feu avec une compagnie de rêve, puisque le timonier n’est autre qu’ « une métisse aux tresses blondes ».
Le poète voyageur ne se fie ni au vent Grec ni à la Tramontane. Mieux, il fait éclater la rose des vents :
Nous courions
D’un vent à l’autre
Tout porte à croire que ce paradis du feu se trouve finalement au bout … du vent.
L’on se rappelle alors l’impératif de René Char : « Un poète doit laisser des traces de son passage … Seules les traces font rêver ». Et des traces, Yassin Adnan va en laisser et, partant, nous laisser rêver.
Tout d’abord, il dresse sa « mapa mundi »:
J’étalerai
Mes cités
Mes cartes
Et les sauf-conduits de ma folie

Des cités de rêve qui ressemblent curieusement à des villes d’ici-bas et qui racontent chacune son histoire. L’Amsterdam du Grand Jacques, avec ses marins qui dansent … Les citadelles d’amour andalouses, nostalgie oblige. Ouarzazate, cette ville située « entre le sud du Maroc et le nord du cinéma ». Marrakech, la princesse des jardins … Des villes vieilles comme le monde, d’autres néophytes. Des villes « au bord des rails » et d’autres dont les noms ont été oubliés.
Le paradis de Yassin Adnan, si incandescent qu’il soit, n’est pas synonyme d’exclusion. Ainsi, dans une formidable démonstration de tolérance, tout le monde, ou presque, y est rassuré : « Sur eux, nulle crainte ; et point ne seront affligés. » C’est cette tolérance qui ouvrira les portes à la rencontre inéluctable avec les incontournables hûr al-‘ayn et avec les poètes les plus inattendus.
Hûr al-‘ayn, ces belles créatures idylliques au regard noir, au regard contenu, vont sillonner Le Livre du passager de long en large. Normal ! Les papillons sont attirés par les flammes : Alia, en mal d’identité et qui, pour fuir les soupçons qui pèsent sur toutes les têtes basanées, semble crier : « Ich bin Berliner ». Pamella, la fille aux « yeux de miel » qui ne connaît pas le poète andalou Ibn Zaydûn. Eveline qui ne connaît pas ‘’Eveline’’ de James Joyce. Aurora qui « n’a lu que Lorca »… Et puis Sheena, « l’ange brun et bavard »…
Quid des poètes ? Ils sont tous là, ou presque, y compris « les poètes du nord qui résident loin du jour de dimanche ». Sur les traces d’Abû al-‘Alâ al-Ma‘arrî, auteur de l’Épître du pardon, Yassin Adnan va à la rencontre de ces poètes bel et bien présents au paradis (quoi qu’on en dise). Adonis, Laâbi, Ibn Zaydûn, Ronny Someck, Jack Kirouac, Lawrence Ferlinghetti et les « lumières » de sa librairie, Ibn Zamrak « dont les vers ornent encore de nos jours les murs de l’Alhambra » … Diane di Prima (tiens ! une poétesse au paradis). Nass el-Ghiouane, la bande à Boujmia, qui chante une sorte de chronique d’une disparition annoncée. On vient même demander l’heure dans ce fief de l’Éternité : « Quelle heure est-il ? » Une phrase qui constitue à elle seule un beau poème dans un tel paysage, n’est-ce pas, Charles Bukowski ?
Pour boucler la boucle, ce beau petit monde est agrémenté par une présence qui apparaît en filigrane. Des vers dont la facture rappelle la tradition métrique de ces grands poètes orateurs de la période préislamique. On imagine facilement un Quss Ibn Sâ‘ida, sur sa monture ocre, distiller une sage cosmogonie un jour de Okad. Un bel hommage à ces maîtres, avant la lettre, de la poésie en prose :

Un petit univers tonitruant. Un puits et un verger. Des oasis et des étangs. Des vallées de sable. Des vagues et des cités pommelées. Une brise et un vent d’est. Des feux et des fleuves. Des chevaux ailés. Un désert désolé. Des oiseaux d’acier. Des prédateurs. Des gazelles de désert. Des chamois. Des montagnes stables. Des vallées profondes et des constellations en révolution.
Enfin, on a beau dire que tous les chemins mènent à Rome, Yassin Adnan semble répliquer : mais Rome n’est pas en Italie, « c’est à Cuba, c’est où tu vas », comme dit la chanson ; et là où va le poète, c’est bien le paradis du feu.
* L’écriture de ce texte a débuté dans le cadre d’un atelier de création littéraire qui a réuni le poète et le plasticien Etienne Yver à Marrakech au mois de mars 2007. Elle a été achevée au mois d’août 2011 lors d’une résidence littéraire en Californie.

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