Par
Subhi Hadidi

Subhi HadidiLe poète palestinien est décédé le 9 août, à 67 ans. Retour sur le parcours d’un des derniers géants de la poésie dans le monde et militant infatigable de la cause palestinienne, auquel le président de l’Autorité palestinienne a rendu hommage en décrétant un deuil national de trois jours.

Après des complications à la suite d’une opération à cœur ouvert dans un hôpital à Houston (Texas), Mahmoud Darwich, le grand poète palestinien et l’un des derniers géants de la poésie dans le monde, s’est éteint. Sa vie entière, tout comme ses poèmes, aura été jusqu’au dernier souffle une ode puissante à la Palestine contemporaine avec la tragédie du déracinement, l’épopée de la résistance à l’intérieur de sa patrie et en exil, tant dans la réalité que dans les symboles. Si la dépouille repose désormais dans la ville palestinienne occupée de Ramallah, il avait exprimé dans son testament la volonté d’être enterré dans la terre qui l’a vu naître, d’où sa famille avait été chassée en 1948 et où il avait passé son enfance et sa jeunesse. L’exil l’aura ainsi pourchassé jusqu’à dans sa tombe. Comme il l’avait dit un jour, la Palestine est restée pour lui une « métaphore ».

Deuxième enfant d’une famille qui en compte huit, Darwich est né le 13 mars 1941 à Birwa, un village de Galilée à 9 kilomètres de Saint-Jean-d’Acre. Il y passe son enfance jusqu’en 1948, date à laquelle les forces juives le jettent avec les siens sur les routes de l’exil.

Un an plus tard, les parents de Darwich décident de mettre un terme à leur exil et de rentrer coûte que coûte chez eux. L’infiltration se fait par petits groupes et l’enfant passe clandestinement la frontière en compagnie de son oncle et d’un guide. Mais lorsque Darwich et sa famille arrivent à leur village, c’est pour constater qu’il a été rasé par les nouveaux maîtres des lieux et qu’une colonie a été édifiée à sa place. Ils se remettent en route et gagnent le village de Dayr al-Asad, où la famille, protégée par la population, vit en semi-clendestinité.

Darwich fréquente l’école du village. Le refuge dans la poésie est, très tôt, la voie d’un individu en quête « d’une patrie dans la langue » pour alléger la dureté de l’exil dans cette patrie tout à la fois présente et absente.

Entre-temps la famille a quitté le village de Dayr al-Asad pour celui de Jdeydé, et Darwich s’est installé à Haïfa où, ayant rejoint les rangs du Parti communiste, il collabore à ses deux publications, Al-Ittihâd et Al-Jadîd. Ces sont alors les seuls organes d’expression des Palestiniens en Israël. Puis, en 1971, alors qu’il est inscrit à l’université de Moscou, il disparaît soudain, pour réapparaître quelques jours plus tard au Caire. L’affaire fait alors grand bruit et le poète est accueilli en liesse par un monde arabe déjà admiratif de sa poésie.

Après un bref séjour au Caire, Darwich part à Beyrouth pour rejoindre l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) au sein de laquelle il occupera plusieurs postes, dont celui de président de l’Union des écrivains palestiniens et de membre du Comité exécutif de l’OLP chargé de la culture. Comme l’avait révélé Yasser Arafat en s’adressant au Parlement palestinien réuni à Alger en 1988, c’est Mahmoud Darwich qui rédigea le texte de la déclaration d’indépendance de la Palestine adoptée par ce même Parlement. À la suite du départ forcé des Palestiniens du Liban, après l’invasion israélienne de 1982, Darwich s’installe à Tunis puis à Paris. C’est de là qu’il démissionnera en 1993 du Comité exécutif de l’OLP, en protestation contre les accords d’Oslö. Il quittera définitivement Paris en 1995 pour passer son temps entre Amman et Ramallah.

Darwich a obtenu de nombreux prix et récompenses dont les : prix Lotus, de l'Union des écrivains afro-asiatiques, en 969 ; prix Lénine de la paix de l'Union soviétique, en 1983 ; médaille de l'Ordre du mérite des arts et lettres, en France, en 1993 ; prix de la Liberté culturelle de la fondation Lannan, en 2002 ; prix Prince-Claus en 2004.

* * *

Le parcours poétique de Darwich peut être divisé en sept étapes.

D’abord la phase dite « révolutionnaire », qu’incarne le recueil Awrâq al-Zaytûn (« Rameaux d’oliviers ») publié en 1964. Pendant cette période, Darwich chante la patrie, la défense de l’identité niée et la solidarité internationaliste. Le poème Inscris : Je suis arabe, le plus célèbre de ce recueil, dépasse très rapidement les frontières palestiniennes pour devenir un hymne chanté dans tout le monde arabe.

Vient ensuite la phase « révolutionnaire et patriotique », marquée par les recueils ‘Ashiq min Filistîn (« Un amant de Palestine ») en 1966, Akhir al-Leyl (« La Fin de la nuit ») en 1967, Al-‘Asafîr tamûtu fî’l Jalîl (« Les Oiseaux meurent en Galilée ») en 1969 et Habîbatî tanhadu min nawmihâ (« Mon aimée sort de son sommeil ») en 1970. À cette époque, la poésie de Darwich est partie intégrante de ce qui fut alors appelé la « poésie de la résistance » et qui regroupait d’autres poètes palestiniens, tels Tawfîq Zayyâd et Samîh al-Qâsim. Mais le poète se distinguait déjà de ces derniers par l’abondance de sa création, un horizon humain plus large, un usage remarquable des mythes et des symboles du Moyen-Orient et de la Grèce ancienne, la dimension épique donnée au quotidien, la place de choix occupée par la femme symbole de la terre, l’aptitude à mélanger le romantisme lyrique et l’appel révolutionnaire, la simplicité des cadences, la chaleur de son corpus de langue et sa préférence pour une poésie sensuelle et non cérébrale.

Darwich entre dans la phase d’élaboration d’une « esthétique ». Elle débute après sa venue au Caire puis son installation à Beyrouth. Il est alors soucieux de prouver qu’il est un poète porteur d’un projet, qu’il est partie prenante des expérimentations de la modernité et qu’on ne peut l’enfermer dans le rôle du poète de la résistance.

La phase dite « épique » suit immédiatement l’invasion israélienne du Liban en 1982 et l’expulsion des Palestiniens de la capitale libanaise. Darwich, qui a repris les routes de l’exil avec son peuple, publiera en 1983 un poème fleuve, Madîh al-Zill al-‘Alî (« Éloge de l’ombre haute ») qu’il qualifie lui-même de « poème documentaire ». Mais il ne se contente pas de dresser une grande fresque de l’invasion, de la résistance de la capitale libanaise puis des massacres des réfugiés palestiniens dans les camps de Sabra et Chatila. Darwich se pose des questions existentielles sur le sens des massacres et sur l’odyssée moderne des Palestiniens qui ont repris la mer.

Suit la phase « lyrique ». Depuis le départ de Beyrouth et après un bref passage à Tunis puis au Caire, Darwich s’est installé à Paris. Il y publie Hiya Ughniya, hiya Ughniya (« C’est une chanson, c’est une chanson ») en 1984 et Ward aqall (« Moins de roses ») en 1986. Ces deux recueils renouent avec le projet de recherche d’une esthétique, commencé au Liban et interrompu par le siège israélien. Darwich y apparaît de plus en plus habité par ses questions intérieures, les interrogations métaphysiques et le dialogue entre les divers lyrismes poétiques. Cette période se distingue ainsi par une grande recherche sur les formes de composition dans la structure du poème.

La phase « lyrique épique » est représentée par Ara mâ urîd (« Je vois ce que je veux ») en 1990 et Ahada ‘ashara aawkabann (« Onze astres sur l’épilogue andalou ») en 1992. Darwich renoue avec les pièces longues, fortement marquées par les grandes expériences tragiques de l’humanité (les invasions mongoles, la guerre de Troie, la perte de l’Andalousie, le génocide des nations indiennes), et s’interroge sur la place du Palestinien dans le monde. C’est alors certainement l’étape où lyrisme intimiste et lyrisme épique sont pleinement réconciliés chez le poète qui chante la douleur née du tiraillement du Palestinien entre son image imposée de héros-victime et celle de l’homme aspirant à une vie banale et simple, semblable à celle de tous les êtres.

La dernière phase, enfin, est dite des « thèmes indépendants ». En 1995, Darwich publie Limâza tarakta al-Hisâna wahîdann ? (« Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? »), une autobiographie doublée d’une « biographie » des lieux. Ce recueil sera suivi en 1999 de Sarîr al-gharîba (« Le Lit de l’étrangère ») entièrement consacré aux poèmes d’amour et « à l’exil de la femme dans l’homme et de l’homme dans la femme ». Comme si l’Histoire délivrait enfin le poète de l’image de héros et l’autorisait à intégrer la normalité quotidienne.

On peut intégrer dans la même étape deux autres recueils, répondant l’un à une exigence intime, l’autre aux conditions dans les territoires occupés. Ainsi, Murale, long poème de plus de mille vers, consigne les méditations de Darwich sur la mort, avec un riche référent symbolique, mythologique et historique, pour dire les tensions de l’existence humaine, le refus du néant et le rôle de la poésie et des arts. Le poème s’inspire de l’expérience vécue du poète qui venait de subir une très délicate opération chirurgicale en 1998.

Convaincu de l’exceptionnelle richesse rythmique de la prosodie classique ainsi que de ses fécondes potentialités, Darwich s’attache surtout à fondre les anciennes unités de mesure dans des tonalités plus fluides et des cadences moins répétitives. Déjà expérimentée dans Le Lit de l’étrangère, cette démarche dote les deux recueils suivants, Ne t’excuse pas (2004) et Comme les fleurs d’amandiers ou plus loin (2005), d’une profonde originalité. Cette recherche esthétique de Darwich atteint au sommet dans ces deux derniers livres, En présence de l’absence (2006), et La Trace du papillon (2008).

À côté de ses œuvres poétiques (vingt-trois publiées), Darwich écrivait des chroniques littéraires et culturelles depuis son travail à la direction des journaux Al-Ittihad et Al-Jadid en Palestine occupée, de Chou’oun filistinyah à Beyrouth dans les années 1970, ou à la tête de la revue culturelle trimestrielle Al-Karmel qu’il avait fondée en 1981 à Beyrouth. Ses chroniques ont été regroupées en huit livres, dont le plus connu est La Mémoire de l’oubli. Darwich y relate dans de menus détails la vie à Beyrouth assiégée par l’armée israélienne. Un style époustouflant par sa simplicité, sa pénétration et sa charge poétique.

Afrique-Asie

Read More: