par Richard Jacquemond

par Richard Jacquemond« Nous voulons vivre comme des êtres humains ». Parole d’un manifestant égyptien parmi tant d’autres. Ayzin ne’ish zeyy el bani admin. Il faut avoir vécu dans l’Egypte de Moubarak pour comprendre ce que cela signifie. Il faut avoir vu la morgue de ses flics vis-à-vis de tous celles et ceux qui n’ont pas les moyens d’acheter leur indulgence ou de faire valoir leur entregent. Avoir lu ou entendu ces récits de violences gratuites et de viols subis par tous ces gens de peu que le hasard ou la malchance envoyait dans un poste de police. Un million, deux millions de policiers
Dans leur grande majorité, des appelés misérables payés trois sous par mois, mais aussi tous ces petits et gros officiers qui abusent de leur pouvoir pour arrondir leur fin de mois, trempent dans tous les trafics, et la sinistre cohorte des mokhbirin (indics), baltagueya (hommes de main) et autres voyous qui depuis vendredi soir sont les instruments de la stratégie du chaos mise en place par le régime pour imposer ensuite le retour à l’ordre à ses conditions.

« Moubarak, vaurien, le sang égyptien ne vaut pas rien », slogan souvent entendu ces jours. Eddam el masri mesh rekhis. Parce que depuis des années, le peuple sait bien que pour cette élite arrogante de prédateurs, qu’ils soient flics, technocrates ou businessmen et tous les mixtes possibles des trois, son sang ne vaut rien. Deux cents morts peut-être depuis vendredi dernier, mais combien de milliers de morts au fil de ces trente années dans des incendies d’édifices publics, des catastrophes ferroviaires et maritimes causés par l’incurie et la cupidité, dans des effondrements d’immeubles construits avec du ciment trafiqué, ou encore tués à petit feu par des pesticides interdits partout ailleurs dans le monde, des médicaments frelatés, des lots d’aliments avariés dont on manipule les dates de péremption ? Et, en face de ces milliers de morts, aucun ou presqu’aucun responsable sanctionné – la première réaction officielle consistait toujours à blâmer les victimes, ignorantes, imprudentes, toujours trop nombreuses à s’entasser dans ces ferries, trains et immeubles de la mort.
Ou alors, pour peu qu’on soit dans un lieu ou sur un itinéraire touristique, d’abord rassurer le client : « Grâce à Dieu, il n’y a aucun étranger parmi les victimes ». Entendre bien sûr étranger dans le sens restrictif des détenteurs de la carte de crédit et du passeport adéquats. J’exagère ? Mais Moubarak n’a pas fait autre chose vendredi soir, quand, après quatre jours de soulèvement populaire brutalement réprimé par sa police, il a rejeté sur les victimes la responsabilité des violences.

On a beau se savoir gouvernés, dans notre douce France, par un expert dans l’art de faire passer des vessies pour des lanternes, on a beau avoir lu Myriam Marzouki sur la novlangue tunisienne (« Parler la dictature de Ben Ali », Le Monde du 23 janvier 2011), on reste sans voix devant le cynisme d’Al- Ahram, quotidien officiel égyptien, qui, au lendemain du premier jour de manifestations en Egypte, affichait sur son site Internet un portrait du ministre de l’Intérieur souriant et cravaté dans le style photomaton classique de la presse égyptienne, à côté d’une photo d’un bouquet de roses et cette légende : « Les citoyens et les hommes de la police ont célébré dans la joie la fête de la police dans les gouvernorats en échangeant roses et chocolats ».
Et pas un mot sur les manifestations de la veille bien sûr. Disparu, envolé, depuis vendredi soir, Habib el Adly, le sémillant ministre de l’Intérieur de la photo, et avec lui le million de policiers qui ont veillé pendant trente ans d’état d’urgence à ce que le couvercle de la fameuse cocotte-minute reste en place, pendant que Pharaon, vache qui rit botoxée, garnissait son parachute doré et celui de ses fistons, pendant que « Mama Suzanne » inaugurait dispensaires et bibliothèques qu’on refermait sitôt le cortège présidentiel reparti dans un nuage de poussière, pendant que plusieurs générations de financiers véreux et d’escrocs « placeurs de fonds islamiques » siphonnaient qui l’argent de l’Etat, qui l’épargne des citoyens, pendant que Ahmed Ezz et ses semblables se taillaient des monopoles dans l’industrie ou revendaient à prix d’or les parcelles de désert que leurs amis ministres leur avaient vendues pour une bouchée de pain.

Et dire qu’après ça, il se trouve un « directeur de recherche au CNRS spécialiste de l’Egypte » pour affirmer que Moubarak « n’est pas à proprement parler un dictateur » et que son entourage « n’est pas constitué de prédateurs et de profiteurs », grâce à quoi il serait « très étonnant » qu’il connaisse le même sort que Ben Ali (Jean-Noël Ferrié, Le Monde du 26 janvier 2011) ! S’il avait lu un peu plus de littérature égyptienne et un peu moins de political theory, si surtout il avait une quelconque familiarité avec la société dont il se dit spécialiste, Jean-Noël Ferrié aurait été moins péremptoire. Mais au fond, tous nos politologues experts en cocottes-minutes sont logés à la même enseigne que les économistes : incollables pour vous expliquer le fonctionnement du marché, ils ne valent pas la moitié d’un météorologue quand il s’agit de prédire vingt-quatre heures à l’avance la force d’une tempête populaire.
Comme pour la Tunisie, il va falloir attendre, demain ou après-demain, la chute du tyran pour que le voile se lève. Et là, tout à coup, on pourra lire ici ou là tout ce que n’importe quel journaliste aurait pu, aurait dû savoir hier ou avant-hier, s’il s’était donné la peine de se renseigner. On fera le compte des prisonniers politiques et des victimes de la torture, on chiffrera la fortune du clan Moubarak en milliards de dollars, on fera la liste des tycoons égyptiens qui ont déguerpi dans leurs jets privés depuis vendredi dernier et l’addition des milliards qu’ils ont mis à l’ombre dans ces paradis fiscaux qui, comme dit l’autre, n’existent plus. Le peuple égyptien, lui, savait depuis longtemps à quoi s’en tenir. Il savait, mais il avait peur de perdre le peu qu’il lui restait. Et puis il y a eu Khaled Said, le Mohamed Bouazizi égyptien : Khaled Said, jeune blogueur d’Alexandrie battu et mis à mort par la police de Moubarak le 6 juin dernier. Aujourd’hui, le groupe de Facebook « Nous sommes tous Khaled Said » compte près de 440 000 membres (http://www.facebook.com/ElShaheeed). Khaled Said et tant d’autres gouttes d’eau qui n’auraient peut-être pas fait déborder le vase s’il n’y avait eu l’exemple tunisien. Et enfin, ce peuple couché depuis trente ans s’est levé et s’est mis en marche. Rien d’autre n’est acquis, mais d’ores et déjà, depuis mardi dernier, les Egyptiens sont redevenus des êtres humains, « bani admin » : pluriel de ibn Adam, fils d’Adam, fils de l’homme.

Marseille (et Le Caire en pensée), 30 janvier 2011.
Richard Jacquemont est un un professeur de l’Université, spécialiste d’arabe

socio13.wordpress.com

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