Taha Adnan

Poèmes

Traduction française: Siham Bouhlal

POÈME UNIVERSEL

Taha AdnanDes volcans sont sur le point d’entrer en éruption dans ma tête
Si bien que je ne supporte plus de me tenir
Assis là devant ce bureau muet
En vue de pondre ce que certains appelleraient poésie
Mais comme les autres
je me laisse séduire et cajoler par le jeu
Comme les autres
l’écriture m’aborde à ma droite
et m’arrache à la torpeur du lit de dix heures
par une matinée dominicale languissante
Et tel un acteur qui n’a pas choisi son rôle
je me prépare à la scène de l’écriture :
Je laisse pousser ma barbe et donne libre cours à mes idées
Mes cheveux ébouriffés tel un poème en prose
Je ride le front dans un excès d’attention
Arque les sourcils feignant le sérieux :
Me voici paraissant préoccupé
Et aussi obscur qu’un poète universel

Ce matin je ne suis guère porté au poème
Et puis, est-il si indispensable d’écrire de la poésie
Pour demeurer en rêve ?
Je ne puis brider mes chevaux
Dans la glaciale écurie
De mon instant fragile
Les juments de la mémoire voudraient seulement galoper en souvenir
De leurs premières prairies
Où se rencontrent
Un ciel sûr de son bleu. Un ciel lointain.
Des orangers. Des arbres haut dressés. Une rue poussiéreuse.
L’enceinte du cimetière. De méchantes ornières qui draguent les souliers des filles. Des marchands de cigarettes au détail. Le café bondé. Algarade et ses munitions entourée d’amis, nobles terroristes. Des palmiers, d’autres arbres encore. Un rouge qui enseigne à la ville ses noms.
La crème des amants. Le café des morts. Et le thé des mères.

Je dois maintenant me restituer au poème
A sa chambre blanche
Je fixerai l’instant avec des yeux profonds
Comme la blessure d’un amant éconduit
Je déploierai ma carte dans son patio :
Une baie en pleurs.. Une photo berbère au sourire candide
Un miroir qui voile les apparitions. Une carte venant de Marrakech
Et une enveloppe brune.
Une cheminée sans feu. La pluie qui tambourine contre les vitres
Le bruit de pas dans l’escalier... Et mon cœur s’épanche
On frappe à côté. Et cette gazelle en mon esprit
Je brise alors la jarre des secrets :
Encore petits nous nous sommes épris
Comme des prophètes... nous foulions une eau pure
Et comme des lutins percions le vent
La transparence de nos traits
Et sans rien sentir
Ni elle, ni moi
Nous étions lance contre lance

Avec la sagesse d’une tortue subjuguée par le chemin
Et sans guère se soucier d’arriver
Je m’en irai vers ce qui ne me touche
Avec l’humeur d’un tailleur aveugle
Je recoudrai les lambeaux de mots
Les ordonnancerai, phrase après phrase
Paragraphe après paragraphe
Ici, depuis ma chambre
Appartement 34, rue de Chambéry
Ici, de ma fenêtre
L’église Saint-Antoine en est témoin
Je m’arrogerai le monde entier
Et réclamerai des capitales
Que mon pas ne foula jamais

Je ne puis rester crucifié
Sur ce siège froid et réjoui de mon impuissance
La plus délicate poésie est la plus mensongère
Moi je suis victime de ma véracité
Lorsque l’imagination me ferme ses portes
Mon mauvais génie m’incite à suivre
Les traces de cet ami
Aux larcins aussi remarquables
Que les jambes de Sabrina
Je ne trouve pas alors assez de poésies
Pour ciseler un poème
Au diable ma misérable bibliothèque !
Au diable ces mirages
Ils ont enterré l’ultime eau dans le vent
Et puis se sont dissipés

Nulle force en moi
Un cerveau rouillé gît en mon cœur
Mon corps, exténué... ma tête, en vertige
Et mes sens, pétrifiés
Moi, poète universel
Je lis les poèmes de mes amis
Sans me soucier du destin d’Eliot dans sa Terre vaine
Breton ne m’importe guère plus
Malgré son absurde internement
Dans l’asile des sensés
Les poèmes des amis me suffisent
Et leurs lettres
Avec chagrin je relis leurs tristes nouvelles :
Jarir toujours pris dans les tourments de la prison et la rage des dents
Khâlid est mort asphyxié par le gaz
Comme s’il y avait pris refuge contre un air corrompu
Ilham.. est morte dans des circonstances obscures
La voilà sauvée dans un courrier suivant
Dans sa dernière lettre elle me saluait …
Ahmed, Aziz, Hicham et d’autres amis encore
Triomphent quotidiennement dans les concours de “désespoir”
Ah ! Courrier d’afflictions
Les palmiers ne sont plus si élancés
Et les lumières de ma ville rouge ont pâli
Mon jeune frère est parti sans me dire au revoir
Et n’a pas écrit depuis son départ
..........................................................
Peut-être Orlando était-elle meilleure patrie?

Je chasse de ma fenêtre les oiseaux du malheur
Et féconde la blancheur de la page
Le bureau muet devant moi
Je suis là malgré le matin et ses dix heures
Et le soleil qui me regarde avec pudeur
A quoi bon la poésie ?
A quoi bon disséquer la douleur ?
La fille turque qui passa sa nuit dans mon lit
Il y a un mois
Ne connaît pas Nazim Hikmet
La seule poésie qu’elle connaisse c’est l’hymne national
Même la petite fille sur la plage
Devant son château de sable écrasé
Par un pas brutal
Lorsque le cœur attendri
Je voulus la consoler avec un peu de Prévert
Elle me poursuivit avec des hurlements
Des insultes plus grosses que son âge
Comme une vielle fille
Qui ne supporte plus les galanteries des hommes
Peut-être ferais-je mieux d’éviter la poésie
Pour que le lit reste intact
Et que l’enfant reste enfant
Ou bien pour décevoir ceux que j’empêcherai
De moquer ma poésie

Il leur suffit de rester là
Dans une mutuelle complaisance
Quand l’un d’eux écrit un poème
Les autres le comblent de flatteries
Qu’ils écrivent donc des poèmes
Sans jamais s’arrêter
Composez-les avec les lettres de l’éloge
Quant à moi, je m’amuserai
Pendant que vous fabriquerez vos métaphores
Et quand vous aurez fini, je m’amuserai encore
Je serai plus heureux
A dormir dans les bras de Vanessa
Sirotant cerises et miel
Écoutant la blanche musique
Je serai encore heureux au réveil :
Mon matin, couche si belle, si poétique !

En marge :

Quelques raisons ont entravé le Poète dans l’écriture de son poème universel :

Faire la vaisselle tard le soir
Perdre à chaque fois les clefs et perdre son temps à les chercher
Disperser ce que le colocataire rangera ensuite
Déranger le voisin chinois par la musique arabe
Échanger des baisers et des cassettes avec Catherine
Regarder discrètement les jambes révolutionnaires de Maria pendant qu’elle parle du marxisme dans le monde
Militer farouchement avec les camarades à la cafétéria de l’université
Craindre la dèche qui s’approche comme un bélier en furie.

Bruxelles, fin 1997.

LENTEMENT JE CREUSE UNE GLACE VIVE

Malheur à moi
Cette maudite souris a rongé mes poèmes
Je caresse en vain sa tête voltigeuse
Comme un vieux chat épuisé par la ruse
Et le rhumatisme
Maudit soit cet ordinateur
Et son disque dur aussi bondé
Que le bain des femmes de mon ancien quartier
Que je sois maudit aussi
Lorsque je précipite la poésie
Dans des lacis encodés
Seigneur, pourquoi me suis-je mêlé de technologie ?

Jadis
Je calligraphiais mes chagrins
Sur un fond aussi blanc que cette page
Jamais ma main n’a failli
Et aujourd’hui
L’olivier de ma vie perd ses feuilles
Sur la route de la forêt de givre
Les oies qui peuplaient le lac d’à côté
Ont péri
Et le cadavre de l’été
Jeté derrière le mur de l’église
N’a trouvé d’autre gardien que décembre
Et le froid craché par la locomotive électrique
Moi comme un téléphone enrhumé
Ayant épuisé sa charge dans des conversations sourdes
J’affronte l’écran avec des rêves asséchés
Et des doigts qui tressaillent
Comme si je défiais le poème, pour qu’il me livre son secret
Avec une fausse lumière
Et des clefs muettes

Comme creusant une glace vive
J’inscris le poème avec des touches électroniques
Pour que les chapeaux en tombent amoureux
Et les parapluies des vielles aussi
Pour qu’en parle un critique littéraire
Expert en poésie et mondialisation :
Ce critique aux lunettes puissantes
Depuis que j’ai lu son article avant-gardiste sur la modernité
Je dessine le rêve losanges
Triangles et demi-cercles
J’écris sur la poésie en des temps virtuels
Sur l’amour à l’époque de l’intelligence artificielle
Et sur mes faux rendez-vous
Dans les jardins d’internet

L’internet m’a perdu
Dispersé le reste de chaleur en moi
Je n’y ai récolté que solitude
Et angoisse..
Mes amis sont perdus
Dans la bourse des spéculations amoureuses
Occupés à écrire des lettres qui traversent les cœurs
Et les continents
Ils exposent leurs flammes éloquentes
Leurs feux traduits
Sur les mannequins des fenêtres électroniques glacées
Ils paraissent habiles et attentionnés
Comme les troubadours
Épris et passionnés
Comme les amants des oasis
Mais ils ne pensent qu’aux titres de séjours
Aux couvertures qui ne suffisent pas
Dans des lits à jamais provisoires
Puis les voici tous me fuyant
Un à un
Pour que les accueillent des blondes aux manteaux
Perlés de grêle
Dans les exils les plus arides.
Maudit soit l’amour électronique
Il les a complètement perdus
Comme mes yeux ont égaré leurs chaudes larmes

Même les pleurs ne peuvent plus
Secourir mon âme glacée
Moi qui viens du côté du soleil
Je suis éprouvé par ce pays de pluie
Moi qui viens du côté des palmiers
Je suis perdu
Dans un désert qui ne ressemble pas au désert
Je compte mes déconvenues
Mes doigts n’y suffisent pas
Égaré, traînant les charges de mon âme
Depuis l’Atlantique
Jusqu’à la Mer du Nord
Égaré, la perplexité, ma canne
Je m’envole malgré moi
Pour demander au nuage en plein ciel :
Depuis quand mes ailes ont-elles poussé ?
Égaré et ne sais
Comment ce chemin m’a-t-il rallié
A ses ténébreux desseins ?
Mon horizon est obscur et ma vie
Perdue comme mes pas
Ah ! Mes lettres étaient si fleuries

Comme mes amis là-bas
J’avais une porte et une vieille clef et un ciel
J’avais un cahier de poésies
Un lit et des camarades…
Mais les poèmes de Sargon Boulus m’ont trompé
Et la littérature de l’exil
De “La ligue du Calame” (1)
Jusqu’au dernier poème gelé d’un poète irakien
Qui attendait qu’on lui reconnaisse le statut de réfugié
Au Danemark.
Hicham Fahmi, mon ami !
Laisse ce rêve vain d’immigrer en Suisse
Et garde à tes poèmes leur docile férocité

Ah ! Mes premiers poèmes
Les gorges de mes compagnons
Incendiaient couloirs et grands espaces
De leurs paumes assoiffées
Ils joignaient mes poèmes
A leurs rêves :
“Lorsque nous nous sommes élancés
Vers le clos du cœur
Un groupe s’est attroupé
A droite
Et nous nous sommes retirés
Au sein de la colère
Nous avons bu aux sources du sentier ensanglanté
Dévoilé ce que nous avions de feu
Dans le sang...”
Les flammes, hors nos âmes, volaient en éclats
Les camarades rêvaient, connaissaient l’heur et le malheur
Et mouraient souriants

Te rappelles-tu notre chagrin
Le jour où l’âme de Sh’bada (2)
Survola les hauteurs
Laissant le jeune corps silencieux
Fixer réjoui la terreur des bourreaux
La prison était devenue leur geôle
Son âme nous tenait compagnie hors les murs
Les camardes étaient beaux, et poètes
Même en leur chagrin
J’avais écris pour accompagner l’âme de mon camarade :
“Voici la tombe à nouveau…
Tu es si fatigué, mon ami
Et la mer tue par surprise
La terre ouvre sa blessure aux passants
La rumeur dit que tu ne fais que passer
Mais tu es le fils de la terre
Son triste cavalier”

Ah ! Ces sombres exils faits de mirages nous ont perdus
Nul feu en nos entrailles
Ni eau. Nulle rose à la fenêtre
Pas de lignes à nos mains
Que nous reste t-il ?
Il n’y a ici que des gauchistes professionnels
Qui marchandent la souffrance de leurs peuples à bas prix
Et n’hésitent pas à maudire leurs ancêtres
Devant la première blonde
Et lorsqu’ils ne trouvent plus de raisons pour se haïr
Ils se déchirent
Comme des loups révoltés
Maudits soient-ils
Et les jeunes militants parmi eux
La bière les entraîne
Dans des manifestations dansantes
Et les ferventes gauchistes les séduisent
Ils résistent à leurs côtés
Jusqu’au dernier hurlement
Dans les manifestations pour les droits des ours
Quant aux vieux crocodiles
Nichant dans les cafés et les faillites
Ils paraissent, en leurs assemblées prolixes, dans les banlieues
Comme des prophètes à la retraite
Qui ont raté le rendez-vous avec les miracles

Malheur !
Ce gâchis glacial noue ma respiration
Avec un souffle de verre
Même la poésie qui entraînait mon âme
Vers ces lieux de chaleur et des vieux amusements
Son seau ne va plus jusqu’aux profondeurs
Comme j’ai changé !
Mes anciens traits
Coulent de mon visage pour se répandre sur le sol muet
Et nul témoin de la scène
Je n’entends plus les aboiements des chiens la nuit
Ni le chant des coqs à l’aube
Rien que le silence
Je ne reconnais plus mon visage dans le miroir du lavabo
Plus rien en moi ne subsiste
Qui puisse m’identifier
Je ne possède guère plus que ces membres glacés
Ces membres qui ressentent le froid et s’endorment
Sous des couvertures de coton
Sans trouver chaleur

Plus rien ne subsiste en moi
Qui désignerait mes rêves d’autrefois
Même les poèmes ont trahi mon désir de leurs spectres
Transparents et ailés
Et les poètes, ont-ils déserté ?
Je suis perplexe : que sont-ils ?
L’amour concilie le cœur des amants
La soumission à Dieu unit les croyants
La chandelle de la vertu rassemble les pieux autour d’elle
La prison attache les voleurs à leurs secrets
La coupe est phare des ivrognes dans la mer de la soif
Les noires nouvelles unissent les espions
Seul le poète casse devant le poème
Moi je ne suis pas un poète
Seulement je ressens la douleur froide et dis
C’est mon feu
Lorsque je tends ma main pour la toucher
Ses flammes de glace me brûlent.

Bruxelles, fin 1999.

I LOVE YOU

Tomber sous le joug d’une araignée électronique
Et payer un tribut de dix huit dollars le mois

Nouer de solides amitiés
Dans le monde entier
Sans être obligé de saluer le voisin du palier

Dévoiler à
Christian@yahoo.fr
Jamal@maktoob.com
Dai-ping@nirvanet.net
Janet@hotmail.com
Et à d’autres adresses mails encore
Tous les détails de ta vie
Alors que ta mère ignore tout de toi

Oublier tout à fait
L’emplacement du bureau de poste le plus proche
Et s’étonner de la survie des timbres

Jeter l’ancre pour une liaison électronique
Qui mène à un mariage hâtif
A une grosse aux belles fesses
Puis à d’autres longues heures
Sur les sites pornographiques

Imiter la coiffure de Satan
Et jamais n’avoir besoin de tabac
Lorsque tu fumes ta marijuana

Brûler ta poitrine encore immaculée
Pour fixer des rendez-vous précoces
Avec l’asthme

Aimer une maîtresse rousse
Avec sein ferme et ventre plat
Exhalant Philip Morris
Une maîtresse au talon expert
Rompu à écraser les mégots de Marlboro light

Et dès que tu as obtenu la Green Card
T’empresser de changer ton nom arabe
Pour renier ta souche

Déclarer sans ambages ton dégoût des Noirs
Et des Hispaniques
Et de toute autre manifestation du sous-développement
Dans le Nouveau monde

Ne pas sembler gêné ou amer
Comme un réfugié contraint à insulter son pays
Pour demeurer en liberté

Ne cesser de clamer ta différence
Ton originalité face aux enfants de ta race

Vanter ta profonde compréhension
De la question des préférences sexuelles
(Tu veux dire l’homosexualité)
Et réclamer la levée de toute forme de ségrégation à leur égard

Demeurer en repos idéologique
Et refouler entièrement
Tes instincts patriotiques
Qu’il n’y ait doute sur tes intentions
Que tes propos soient sans ambiguïté
Et que tu ne sois accusé d’antisémitisme

Au premier contact avec ton ordinateur
Rejeter ta pudeur légendaire derrière ton dos
Et t’élancer dans un flot de séductions obscènes
Comme si tu venais de vider une bouteille dans ton gosier

Craindre pour ton ordinateur
Le virus “I love you” et ses semblables
Plus que ne craint pour sa vie un Africain
Face à la fièvre Ebola

Rechercher dans le quartier chinois
Le massage salvateur
Qui guérirait ton cancer chronique

Te laisser entraîner par une voyante d’allure hindoue
A Time Square

Combattre le froid avec davantage de blondes
Et non de braises
Avec davantage de bières libérales
Et non par le soleil

Scruter la carte que
Te présente un serveur ressemblant à Paul Newman
Avant de commander nonchalamment
Ton hamburger habituel
...…………
...……………….

A tout cela, un seul sens :
Te voilà bon pour une intégration rapide
Dans la tribu de la mondialisation.

New York, Septembre 2000.

ÉLÉGIE D’AMADO DIALLO (3)

Bienvenue à New York
Haut lieu de bains de foule déployés
Dans un air peu libre
De fonctionnaires actives
Portant d’élégants tailleurs classiques
Avec d’informes chaussures de sports
D’obèses qui mangent des hot-dogs
Sans éructer
…………………
Ici personne ne s’occupe de personne

New York
Demeure des nomades
Station des marcheurs
N’ôte pas tes sandales
La vallée n’est pas sacrée
Ne fais tes pas légers
Nulle dépouille ici
Point d’ancêtres
Et nuls sépulcres
Maintiens au contraire
Le rythme saccadé de tes pas
Avec le même fracas confiant
Car nul ne se perd
Dans ce labyrinthe bien clos

Bienvenue à New York
Là où la liberté dort
Debout
En statue
Rouée de coups de flashs
Assiégée par les touristes
Statue qui voit tout
Entend
Et ne dit mot

Bienvenue à New York
Ici la terre ne cesse de heurter le ciel
Violant ses mystères
Cherchant refuge loin auprès des étoiles
Accrochant sa dépouille
A une vieille branche de la voie lactée

Bienvenue à New York
Où l’on fonde une école réaliste
Pour l’imagination du futur
Où l’on invente pour le monde
Sa nouvelle langue
Son unique langue
Et où l’on projette pour tous
Une vie paisible
Dénuée de sentiments
Et de rancœurs

Bienvenue à New York
Ici les Cow-boys ont tiré
Quarante et une balles
Sur Amado Diallo
Car sa couleur de peau avait nourri leurs soupçons
Ici le jeune Guinéen a quitté ses rêves
D’apprendre l’informatique
Et mener les électrons paître dans Silicon Valley

Ici le sang a imploré
Le sang :
Frère en ce brun de peau
O descendant de l’Afrique martyre
Vois tes concitoyens blancs et purs
M’apprendre au lieu de la programmation
A nager dans le sang épaissi
........……………………......
Frère, j’expire car mon rêve
Est de couleur claire
Mon unique forfait :
C’est de porter ma blessure et ma terre
Cherchant une patrie
D’ombre
Et d’eau

Ici le sang a renié
Le sang :
Suis-je ton frère à présent?
Où étais-tu donc cousin
Lorsqu’ils ont traîné mon aïeul en esclave
A leurs champs du Sud ?
Qui parmi les tiens l’a protégé ?
Qui s’est battu pour lui ?
Et qui......?
Seul baigne maintenant dans ton sang
Ou abîme-toi là jusqu’aux racines

L’Afrique est enfer du monde
Maudits sont ses fils
Sans faute commise

Une sécheresse verdoyante grimpe
A l’arbre de la Terre
Dont l’Afrique
Est le tronc rongé

Quant à toi, bienheureux peuple blanc
Engagé derrière la statue
Peuple du Paradis prédestiné
Délecte-toi dans la liberté, bienheureux
Choisis comme bon te semble :
Coca-Cola ou Pepsi-Cola
Macdonalds ou Burger King
Pizza Hut ou Domino’s Pizza
Visa ou Mastercard
Choisis la perpétuité ou la peine capitale
Tel-Aviv ou Jérusalem
L’Amérique ou l’Amérique
Choisis Ô peuple libre et heureux
Choisis entre Georges Sam
Et Georges W. Sam
Choisis sans te soucier du sang de Ham
Et ses rêves ébouriffés
Peuplés de Computer
Et peut-être d’une brune amante
Dont l’étreinte lui aurait fait oublier
La mort gisant là-bas
La sécheresse ténébreuse
Et le tronc rongé.

Boston, Octobre 2000.

BON ÉCRAN A VOUS

Salut, Araignée
Torrent de sens, orée de lumière
Resplendissante, ta demeure
Et j’en suis le loyal gardien
Depuis le premier clic
Jusqu’aux confins de l’éblouissement

Matin d’ondes à toi, bleu immense tourmenté
Baie de lumière ouverte sur les fils de l’avenir
Instant splendide qui dresse l’âme
Contre l’isolement du corps
Les sens contre la torpeur des membres

Instant qui n’a d’âge
Je vais m’établir en toi pour partir
Loin des douaniers-Janissaires enténébrés
Et de ces fats castrés, en faction à l’aéroport

Salut, Araignée
Matin comblé, gazouillis électrique
Je suis prêt, porte-moi vers cet univers lumineux
J’ai de braves voisins sur Hotmail
Des frères affectueux sur Yahoo
Et une amante secrète sur Caramail
J’ai des camarades ça et là..
Les camarades de l’ancien sentier
Qui noient ma boîte d’articles orageux
De déclarations enflammées
Et d’abondantes dénonciations
Des compagnes dans la fleur de l’âge
Je combats à leurs côtés avec une férocité cybernétique
Pour la protection des droits culturels des Esquimaux

Goede morgen Else
Sabah al khayr Mohamed
Bonjour Carine
Us’idta sabâhan Iyâd
Good morning Peter 550
Tâba nahâruk Abdou M.M.
Bonjour Big Brother
Œil du net qui ne s’assoupit !

Salut, corsaires de la lumière
Bienvenue et patience
J’arrive avec mon café du matin
Ma chemise de nuit bleue et l’odeur de ma couche
J’éplucherai des mandarines
Tartinerai mon pain de beurre et de ketchup
Et viendrai
Je prendrai mon petit déjeuner parmi vous
Comme il convient à une famille virtuelle heureuse

Je viendrai avec mes bavardages
Ma brosse à dent
Mon aérosol contre l’asthme
Et la boîte de Kleenex
Je viendrai avec ma première cigarette
Et le souvenir des rêves de la veille
Je viendrai avec mes adresses
Mes rendez-vous
Mes obsessions et mes desseins

Reprenons notre chatt sur l’Afghanistan Fawwâz
Et toi Caroline, tu n’as pas fini ta conversation d’hier
Sur le plaisir électronique immaculé
Non Gilbert, ne crois pas tout ce qui se dit
La polygamie n’est pas une prescription recommandée
Attends Karim, attends frère des Hakers
Ma boîte n’est pas une décharge
Garde donc tes transferts ignobles
Et tes méchants virus que tu souffles
Venin dans le gras de la lubricité
Et toi Rustum
Avez-vous trouvé une solution au problème de l’électricité d’Arbil ?
Non Nathalie
Non ma chère, mes cheveux sont marron clair
Et mes yeux, bien sûr, bleus.

Tais-toi, monde exaspérant
Loin de moi, stupide atmosphère gisant hors le brillant écran
Ma vie est trop courte pour me perdre à calculer des factures
Maudire les impôts et le temps
Et m’affoler comme les vieux en craignant
L’influence de l’euro sur les prix

Ne dis plus mot, monde chagrin
A cause de toi j’ai vieilli, à peine mes trente ans achevés
Mes dents quittent presque leurs racines comme d’épaisses chaussures
Ne voulant point faire de bruit à l’instant de leur chute
Ma tête tourne comme une girouette
Mon nez suinte comme fontaine arrêtée
Je tousse à en cracher mes poumons
Là où le froid glace les sentiments et les sens

Trente ans de pupitres et de cours
De feuilletons d’amour
Trente ans de souffles
Et n’ai-je encore suffoqué ?

Le monde, hors de toi, douce matrice électronique
Est glacial, étouffant
Le monde, hors de toi, air virtuel
Est pure vanité

Ici, je respire le monde, pur et clair
Nulle vie hors de toi, alors étreignez-moi avec vos ondes
Indulgents électrons
Je suis votre prisonnier consentant
Je viens, entier, sans défaut
Je viens avec ce que je cache, ce que je montre
Ce à quoi je ne songe encore
Je viens avec mes rêves, mes illusions
Avec tous mes noms d’utilisateur
Mes mots de passe
Je porterai mon âme sur la souris
Et la précipiterai dans les abîmes des cookies

Je ne souffre plus vie hormis en toi
Ville de lumière
Hors de toi, le monde n’est que pure rumeur
Seuls les naïfs y ont foi
Quant à moi je n’ai pas d’extérieur
Le Web, le Wap et Netscape me connaissent
Moi, émir des noyés
Martyr des navigateurs.
Ton fils soumis je suis, Araignée
Enlace-moi donc avec la bonté d’un capitaine
Ta demeure est mienne
Accorde-moi protection
Contre l’obscurité des autres demeures

Tout ici à présent m’agace
Le facteur
Qui me rappelle que ma boîte aux lettres
Est toile d’araignée
Les visites des amis
Qui frappent à ma porte sans rendez-vous
Et sans permission, pénètrent
Les jardins, depuis que les chiens les ont transformés
En toilettes privées
La foule dans le métro
Le vacarme du bar
Les repas au restaurant
Où des serveurs fourbes
Brandissent le menu
Et leur sourire froid à ton visage
Avant de moquer ta maladresse derrière le comptoir

Vous mes semblables dans l’isolement et l’insomnie
Soldats de l’inaccessible amour
Âmes nouvelles en moi, descendants de la lumière
Parmi vous, je prendrai mon sandwich
Polirai mes dents
Raserai ma barbe
Ferai mes besoins...
Malheur !
Si loin sont ces toilettes !

Fils du monde carré
Clan des navigateurs
Je suis ici, parmi vous, libre citoyen bienheureux
Aussi léger qu’une mousse
Agile comme un lièvre
D’un site à l’autre
D’un forum à l’autre
Je pourchasse la vague des secrets
La pétris avec mes mains, mon cœur, mon essence
Pour créer une vive forme de la vie

Électroniquement
Je bavarde, me délasse
Aime, honnis
Demeure loyal, trahis
Commerce, pratique les jeux de hasard
Courtise, milite
Soutiens l’Intifada
Condamne Sharon
Rêve de libérer la Palestine
Manifeste pour faire cesser l’assaut
Contre l’Irak
Et l’Afghanistan

Ici je suis entièrement libre
Comme flottant sur une nuée de lumière
Jamais ne partirai
Je vous laisse tout :
Ma carte d’identité, mon passeport
Mes carnets et secrets
Mes journaux et dictionnaires
Mes livres et manuscrits
Adieu...
Adieu, feuilles de papier
Adieu..
Filles des arbres
Adieu
Et bienvenue
A toi, monde
Plus
Indulgent
Envers les forêts.

Bruxelles, Janvier 2002.

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