Françoise Dargent

RimbaudRimbaud journaliste ? L'hypothèse a longtemps chatouillé la curiosité des fins connaisseurs du poète. La réponse serait positive. Oui, Rimbaud se serait bien essayé au journalisme. Il n'avait que 16 ans et, délaissant le vers pour la prose, troussa en une cinquantaine de lignes un texte intitulé «Le Rêve de Bismarck» qu'il signa sous le nom de plume de Jean Baudry. L'article fut publié le 25 novembre 1870 dans l'éphémère quotidien local Le Progrès des Ardennes dont on vient de retrouver un exemplaire chez un bouquiniste de Charleville. Ce texte, premier inédit du poète exhumé depuis soixante ans, fait déjà couler beaucoup d'encre au pays rimbaldien tourneboulé par cette mise au jour.

On doit la découverte à un réalisateur de documentaire, Patrick Taliercio, venu tourner un long-métrage sur les traces de Rimbaud. En avril dernier, le jeune homme entame son deuxième séjour dans la ville natale du poète. Il projette de faire un film sur la seconde fugue d'Arthur Rimbaud, en 1870, entre Charleville et Charleroi. L'homme a tout lu concernant son héros. Pour l'heure, il s'intéresse à la guerre de 1870 dans les Ardennes et furète chez les bouquinistes. L'un deux, François Quinart, sort alors trois exemplaires du Progrès des Ardennes qu'il conserve depuis deux ans dans sa boutique. L'un des trois numéros attire son attention. Il est déchiré mais va ! l'affaire est conclue pour une trentaine d'euros.

«Ces journaux n'ont jamais intéressé personne, reconnaît aujourd'hui le bouquiniste. Je les avais moi-même récupérés auprès d'une cliente qui venait de me proposer des livres. Elle avait des vieux papiers dans le coffre de sa voiture et voulait les emmener à la déchetterie. J'ai tout récupéré. Par habitude. Je savais que Rimbaud avait peut-être écrit pour Le Progrès mais je ne me souvenais plus du nom de Baudry.» Patrick Taliercio, lui, le connaissait bien, ce pseudonyme que Rimbaud aurait emprunté au titre d'un drame écrit par Auguste Vacquerie. Le réalisateur avait dans ses mains la pièce qui manquait au puzzle s'esquissant depuis bon nombre d'années.

Le mystérieux Baudry

Plusieurs indices laissent en effet subodorer que l'adolescent caressa l'idée première d'être journaliste. Son ami Delahaye avait lui même affirmé que Rimbaud avait envoyé des textes au directeur du Progrès des Ardennes en utilisant le pseudonyme de Jean Baudry. Une lettre de Jacoby, le directeur de ce quotidien contestataire, adressée à ce mystérieux Baudry, lui enjoint même de cesser de lui envoyer des vers qui ne paraîtront pas. Il lui demande des articles d'actualité et ayant une utilité immédiate» . Il ne croyait pas si bien dire.

Le 31 décembre, le bombardement allemand de Charleville détruisait une grande partie de la ville et l'imprimerie du Progrès des Ardennes avec. Depuis cent trente-huit ans, le temps a fait le reste et il demeure très peu d'exemplaires en circulation. «Nous ne possédons qu'une collection très lacunaire d'une quinzaine de numéros» confirme Gérard Martin, le directeur de la bibliothèque municipale qui caresse un rêve pénétrant : celui de voir Patrick Taliercio répondre à l'offre de vente qu'il lui a faite pour que cet inédit rejoigne les collections de Charleville.

Dans la ville de Rimbaud, personne ne doute de l'importance de la découverte. L'épisode malheureux de «La Chasse spirituelle», mythique manuscrit perdu que le critique littéraire Pascal Pia prétendait avoir retrouvé en 1949 alors qu'il l'avait entièrement fabriqué, est un très lointain souvenir. Les spécialistes se frottent les mains, l'appétit aiguisé, à l'image de Jean-Jacques Lefrère : «D'autres textes en prose ou en vers de Rimbaud attendent peut-être d'être exhumés dans ce périodique. L'espoir peut être dans quelque obscur grenier des Ardennes. Une faible lueur, assurément, mais sait-on jamais ? Si quelque habitant de Charleville, de Mézières ou de Fumay conserve quelques exemplaires du Progrès des Ardennes avec un texte signé “Arthur Rimbaud” ou même “Jean Baudry”, je lui offrirais volontiers un verre…» À la santé de Bismarck.

«Le rêve de Bismarck (Fantaisie)» 

Le texte intégral publié en 1870.

C'est le soir. Sous sa tente, pleine de silence et de rêve, Bismarck, un doigt sur la carte de France, médite ; de son immense pipe s'échappe un filet bleu.

Bismarck médite. Son petit index crochu chemine, sur le vélin, du Rhin à la Moselle, de la Moselle à la Seine ; de l'ongle il a rayé imperceptiblement le papier autour de Strasbourg ; il passe outre.

À Sarrebruck, à Wissembourg, à Woerth, à Sedan, il tressaille, le petit doigt crochu : il caresse Nancy, égratigne Bitche et Phalsbourg, raie Metz, trace sur les frontières de petites lignes brisées et s'arrête…

Triomphant, Bismarck a couvert de son index l'Alsace et la Lorraine ! Oh ! sous son crâne jaune, quels délires d'avare ! Quels délicieux nuages de fumée répand sa pipe bienheureuse !

**

Bismarck médite, Tiens ! un gros point noir semble arrêter l'index frétillant. C'est Paris.

Donc, le petit ongle mauvais, de rayer, de rayer le papier, de ci, de là, avec rage, enfin, de s'arrêter… Le doigt reste là, moitié plié, immobile.

Paris Paris ! Puis, le bonhomme a tant rêvé l'œil ouvert que, doucement, la somnolence s'empare de lui : son front se penche vers le papier ; machinalement, le fourneau de sa pipe, échappée à ses lèvres, s'abat sur le vilain point noir…

Hi ! povero ! en abandonnant sa pauvre tête, son nez, le nez de M. Otto de Bismarck, s'est plongé dans le fourneau ardent. Hi ! povero ! va povero ! dans le fourneau incandescent de la pipe… hi ! povero ! Son index était sur Paris ! Fini, le rêve glorieux !

**

Il était si fin, si spirituel, si heureux, ce nez de vieux premier diplomate !

Cachez, cachez ce nez !

Eh bien ! mon cher, quand, pour partager la choucroute royale, vous rentrerez au palais (…) avec des crimes de… dame (…) dans l'histoire, vous porterez éternellement votre nez carbonisé entre vos yeux stupides !

Voilà ! Fallait pas rêvasser !

Le Figaro, 22/05/2008

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