Wadih Saadeh
(Liban, Australie)

Traduits de l’Arabe par
Antoine Jockey

Autre lumière

Wadih SaadehSur la haute montagne il ferma les yeux
Il ne voulait pas d’une lumière vieille de milliers d’années sur lui
Il ferma les yeux et descendit
Dans la vallée
Où la lumière du fond ne provient pas du soleil mais
De la contemplation d’une pierre par une autre pierre

Il dit

Il dit qu’il allait reconstruire sa vie pour qu’elle ressemble à la brise
Et qu’elle s’adapte à toutes les formes et à tous les volumes,
Il se débarrassa de membres, d’idées, de parents et de lieux
Il se débarrassa d’un corps et de chemises
Il déroula ses propres fils et boutonna sa vie
Avec un bouton de vent
Il glissa dans des trous
Il glissa dans une obscurité
Et ne sut plus comment
Se recoudre.

A l’endroit où je m’arrêtai

A l’endroit où personne ne connaît personne, où tout le monde, dans l’attente de quelqu’un, s’arrête, flagellé par le désir de partir
Je m’arrêtai aussi et me dis : je partirai, mais j’attends mon compagnon.

A l’endroit dessiné par les premières légendes de la Terre,
Dans les yeux rouges des dieux, dans les cornes des diables,
Je m’arrêtai
A l’endroit du Commencement, où l’univers descend des volcans et où les gens émergent de la braise
Je m’arrêtai pour attendre mon compagnon
De moi se dégageait la vapeur de la première création
Dissimulé par le brouillard de la seconde
Je dis : je continuerai le voyage, je partirai
Mais je suis là en train d’attendre l’arrivée de mon compagnon
Là en train d’attendre
Ma propre arrivée.

Nouvelle planète

Dans sa tête tourne
Une nouvelle planète
Habitée de créatures étranges
De corps aériens
D’yeux comme des nuages qui ne proviennent pas d’un océan
Et qui ne rejoignent pas un fleuve
De cœurs tels des rivages
Où s’allongent des âmes endormies
Comme si elles avaient échappé aux douleurs d’une longue histoire
Et cherchaient
Le repos.

Une nouvelle planète dans sa tête
Sans qu’il ne sache comment se lier à ses créatures
Ni comment les abandonner,
Il regarde la planète avec passion
Il la regarde confus
Pose sa tête sur l’oreiller
Et s’endort.

Reflux de vent

Au lieu d’entendre la voix, il la voit
Venir de très loin
Fatiguée, appuyée sur une canne,
Sur ses épaules un chargement de mots destinés à des oreilles
Et sur ses chemins des oreilles qui voient
Et n’entendent pas.

Au lieu de voir la route, il l’entend
Tel un écho lointain,
Comme s’il marchait sur les reflux du vent
Comme si la terre n’était pas de la terre
Mais voix.

Terre qu’il entend et ne voit pas
Et voix qu’il voit et n’entend pas
Comme s’il n’entendait que son mutisme
Comme s’il ne voyait que sa cécité.

L’arrivée

Il se débarrassait d’un objet et faisait un pas
Le lourd fardeau l’empêchait d’avancer
L’empêchait d’arriver,
Il se débarrassait d’objets posés sur son épaule
Et d’autres dans son corps
Dans son cœur, dans ses yeux, dans sa tête, dans sa mémoire
Et avançait,
A chaque fois qu’il se débarrassait d’un objet, il faisait un pas
Et lorsqu’il fut totalement vide
Il arriva.

Il ne vit personne

Celui qui l’a amené sur le chemin, est arrivé avant lui
Celui qui l’a conduit au bord du précipice, était en retard
Il marchait seul et ne savait pas
Qui l’a amené et qui l’a abandonné
Il traversa le chemin, il traversa le précipice
Il regarda depuis le chemin, il regarda depuis le précipice
Et ne vit personne.

Gisant devant moi

Le mort qui gît devant moi est une partie de moi-même
Un jour, je l’ai croisé par hasard et il m’a dit : « Tu es mon proche »
A présent je le vois après une longue absence
Gisant sur mon lit.

Il a dit : « mon proche »
Alors que je ne l’avais jamais vu avant,
Mais ce qu’il a dit nous a liés
Et depuis, je suis devenu
Une partie d’un absent.

Il a dit puis avancé
J’ai entendu et avancé
Nos pas étaient une marche dans l’absence
Je foulais son absence et lui la mienne
Jusqu’à ce que nous nous retrouvions:
Deux parties
D’une absence
Gisant sur un lit.

Il a cru

Il a cru que le sable était un nuage
Tombé et desséché
Gardant de l’espace le souffle des gens qui traversent
Des déserts brulants.
Il a cru que les arbres étaient des mains enterrées
Lors de guerres anciennes
Et l’herbe, des mots que les assassinés voulaient dire avant de mourir.
Il a cru que les oiseaux étaient le regard de morts
Qui cherchent leurs yeux
Et les pierres des têtes
Qui cherchent leurs corps

Et il a cru
Que tout ce qu’il croyait
N’était que pures croyances.

Autres cultures

Il dit : « il va pleuvoir, il va beaucoup pleuvoir »
Depuis, il est resté assis à attendre la pluie
Un œil sur le ciel
Un autre sur le sable
A la fin ses yeux se séparèrent
Un œil sur la terre et un autre dans le ciel, et il perdit la vue
Ni nuage, ni espace
Ni sable non plus.

Il dit : « je sèmerai de nouvelles plantes
Qui n’ont pas besoin de sable ni d’eau »
Il se crut et il sema une ombre.
Depuis, il dort
Dans la pénombre d’une ombre.

Une autre fois, il dit

Une autre fois, il dit :
« Je vais reconstruire ma vie »
Il ôta une main et mit une fleur à la place
Il ôta un œil et mit un fruit à la place
Il ôta un pied et mit un arbre à la place
Il ôta une bouche, une oreille, un cœur, un poumon…
Et marcha dans son nouveau jardin
A la recherche de sa personne
Sans la retrouver.

Les fourmis veulent traverser

Mets-la ici, sur la pierre qui fut une tête,
Cette tête, pour qu’elle aussi devienne pierre,
Et mets l’œil dans le chas de l’aiguille qui fut à l’origine son orbite
Et qu’il quitta pour tisser des fils et poser le monde sur une toile d’araignée.
Ne prête pas attention à ta main, jette-la plutôt
Là-bas dans la poubelle
Avec la première main qui a pétri l’argile.
Sors tes oreilles de leur ouïe
Vers l’espace sourd
Et écarte tes pieds du chemin,
Les fourmis veulent traverser
Et chanter
Sans être entendues
Ni vues
Ni touchées.

Ferme la porte aussi

Ferme la porte aussi
Des membres de ton corps pourraient sortir et s’égarer
Ils pourraient te prendre au dépourvu, sortir dans la rue
Et devenir les membres d’un passant inconnu,
Il faut verrouiller les membres
Pour qu’ils restent à leur place.

Ferme la porte
Sinon tu seras l’inconnu qui
Passe à l’improviste devant ta maison
Et disparaît.

…Baisse les cils

N’emmène pas ton œil en promenade
Il risquerait de s’égarer ou de te perdre de vue
Il risquerait de suivre des passants pressés ou
D’entrer dans l’œil d’un aveugle
Et déterrer les souvenirs de ses visions d’où
Tu es absent.

Laisse ton œil à sa place
Et baisse les cils
Tu verras de nombreux passants sous ta paupière
Tu verras tout un univers
Dans ta cécité.

Le sommeil des galaxies

Il se pencha sur une pensée et s’endormit
Il inonda des terres lointaines
Sur des planètes lointaines
Qui émergèrent sur son oreiller, et il chanta
Pour qu’elles s’endorment.
Avec sa couette il couvrit des galaxies froides
Des galaxies affamées qui pleuraient sur son lit.
Il leur chercha du feu
Il leur chercha de la nourriture.
Dans le vestibule d’une vieille cuisine demeurait sa mémoire.
Et aujourd’hui encore il berce sur son bras des galaxies
Dans l’espoir qu’elles se taisent
Et s’endorment.

Où est le jardin ? Où est la maison ?

Les arbres et les légumes dont il rêva, il les sema
Dans un vaste jardin
Et lorsque vint le temps de la récolte
Au lieu d’un bras, de son épaule sortit une brise qui dit :
« Je veux jouer dans le jardin »,
Il quitta les arbres et les légumes
Et laissa la brise jouer.

Il dit : « je bâtirai une maison
Dont les chambres seront les jardins de mes rêves »
Il construisit beaucoup de chambres
Et lorsqu’il y entra, il s’égara
Et ne parvint plus à savoir où était la maison
Et où était le jardin.

Mémoire d’un oiseau

Il regarda dans l’espace, subtilisa la mémoire d’un oiseau et la mit dans sa tête
Il traversa pays et continents
Champs et forêts, monts et vallées
Et déposa ses œufs dans de nombreux lieux
Où il ne fit que se poser
Sans songer à y revenir.

Il regarda dans l’espace et subtilisa la mémoire d’un oiseau migrateur.
Chaque soir
L’oiseau se refugiait dans sa maison et dormait dans son lit
Pendant que lui
Volait dans l’espace.

Autres lignes

Dessine-toi en fleuve et laisse couler de toi
Quelque chose pour le bord du précipice, pour les cailloux, pour la mer et pour la vapeur.
Pour l’eau, coule avec les lignes de ton dessin.
Ton eau échappée du Déluge sans arche ni Noé
L’eau qui erre
En attendant ton dessin
Pour connaître son cours
Dessine-la
Et dote l’herbe de quelques-unes de ses lignes
Peut-être qu’au bord du précipice, l’herbe aimerait être une autre créature
Dote aussi de lignes les cailloux
Peut-être veulent-ils bouger
Dote la mer de lignes
Peut-être a-t-elle envie de nouvelles vagues
Dote la vapeur de lignes
Peut-être qu’elle aimerait retourner à toi
Si elle en connaissait le chemin.

N’oublie pas l’arbrisseau

N’oublie pas l’arbrisseau
Que tu as planté avant que tu ne deviennes eau,
Féconde-le de ton autre eau
Peut-être que, lui aussi, aimerait devenir une autre créature
Peut-être qu’il voudrait une descendance autre que celle du premier fruit, accrochée aux branches
Féconde-le avec ton eau qui court
Peut-être qu’au lieu de fruits il voudrait des enfants qui courent
Et jouent autour de lui.

Les arbres aussi ont le désir de marcher et de voyager
Le désir de mère d’avoir des enfants
Qui ne meurent pas sur place,
A leurs racines embrasse les arbres de ton autre eau
Et laisse-les sortir de terre
Et marcher.

La perplexité de la main

Il ouvre sa main et voit des cohortes de gens à pied
Qui circulent dans ses veines,
Vers où vont-ils ?
Vers son cœur ?
Ou vers les murs et les portes lorsqu’il les touche ?

S’il touche les choses
Vers elles partent-ils ceux qui résident dans ses veines ?
Il ne le sait pas
Et oscille entre
Toucher quelque chose
Ou garder sa main
Dans le vide.

Ni dans le sable ni dans les becs des oiseaux

Les oiseaux le reconnurent à ses yeux
Où des fourmis vivaient encore,
Il dit : « je vais reconstruire ma vie », mais
Sa vie resta la demeure des fourmis
Les oiseaux le connaissaient bien, depuis l’époque où ils cherchaient de la nourriture dans son jardin.

Il voulut sortir du sable et se reconstituer d’air
Une part de lui s’envola
Une part resta dans le sable
Une part s’éleva et disparut
Une part s’enfonça et devint introuvable,
Lorsqu’il voulut récupérer ses anciens membres, ils s’étaient déjà éparpillés
Et il ne vit plus jamais de fourmis dans le sable
Ni dans ses yeux
Ni dans le bec des oiseaux.

Il était là-bas

Il monta haut dans l’oubli
Et à la vue d’un vieux fantôme
Il glissa sur un souvenir et retourna
Au précipice.

Toutes les échelles étaient fabriquées par des gens qui n’aimaient pas les hauteurs
Et qui avaient oublié comment fonctionnent leurs pieds
Lui était assis avec eux
Silencieux comme eux
Sans histoire ni souvenir
Et le temps passait comme une mouche,
Inaperçu.

Autre œil

Par les brèches de son égarement
Il voyait,
Son œil est à présent une brèche d’égarement
Sphère qui tourne dans son sommeil.

Il ne voulait de son œil qu’un
Sommeil léger
Œil dont les cils sont des chemins pour les passants
Si l’un d’eux glisse
Il tombe dedans.
Œil qui garde, même fermé,
Ses vivants et ses morts.
S’il voulait dans le passé observer le monde, à sa surface aujourd’hui
La poussière de tous les univers.
Poussière de lieux et d’époques réduites à
Un point
Sur sa paupière.

Juste une poussière
Un point voulu
Dans son œil fermé.

Autres créatures

De sa brise qui passe naissent des créatures
Aériennes qui n’ont pas de lieu précis
Mais qui occupent tous les volumes
Et prennent toutes les formes.

L’espace dompté de lui-même par la vacuité
Créa pour lui les oiseaux,
Et la terre qui contempla longtemps ses déserts jusqu’à créer ses arbres
Abrita ses oiseaux
Plumes invisibles
Et ailes qui n’ont pas besoin d’air.

Une Terre nouvelle tourne dans son cœur
Dans sa brise de nouveaux passants
Inconnus des chemins empruntés par les vents anciens,
Passants sans forme ni ombre
S’ils voulaient un foyer
Les creux de son souffle
Suffiraient
A les loger tous.

Au bord du bégaiement


Commence son bégaiement,
A l’extérieur des mots
La forêt qu’il regarde et à laquelle il veut dire quelque chose
Ramasse ses arbres et s’éloigne
Du souvenir de ses premiers hommes
Et de ses premiers animaux.

Il prononce des fragments de mots, des parcelles de distances
Et pour marcher
Il s’appuie sur le vide autour de lui
Et sur la canne taillée dans son sommeil.

Au bord du bégaiement,
Un simple point
Pour passer
Ou tomber.

Et il veut
Poser la langue à sa frontière
Poser une oreille
A l’intérieur du point.

Presque

Il s’appuya
Presque
Sur une brise
Et laissa sa conscience sommeiller un temps long
Et aérien.

Il s’appuya
Presque
Sur une ombre
Qui cousait des chemises au vide pour que celui-ci
Ne refroidit pas en s’emplissant.

Il est presque sur le point
De dire quelque chose
De regarder quelque chose.

Presque
Sur le point d’abandonner ombre et conscience
Et de s’appuyer
Sur sa cécité.

Souvenir d’air

Il ne sait pas comment
En l’absence d’air
Il respire,
Peut-être s’agit-il d’un souvenir d’air
Qui traverse maintenant ses poumons.

Le souvenir aussi passe dans les poumons
Et le souffle parfois n’est pas air
Mais souvenir
Ceux qui entrent et qui sortent avec sa respiration ne sont pas ses parents ni
Des résidents mais des visiteurs passagers
Et lui n’habite pas dans sa respiration mais
Dans leur passage.

Il ne sait pas d’où vient son souffle ni où il habite
L’air le traverse
Et lui
Traverse ceux qui l’habitent.

Le voyage

Vers lui, immédiatement,
Sans bouger ni ciller
Comme s’il avait supprimé le sable, l’arbre et l’espace

Il pense être en lui
S’il bouge, il se perd
S’il fait un pas
Il n’arrive pas.

Sa langue

Sa langue, souvenir d’un souffle
Protégé
Dans son silence.

La langue

Ni l’appelant appelle, ni l’appelé écoute c’est le vent
Qui converse avec son propre passage.
Il balance des mots dans le vent
Non pas pour dire quelque chose mais
Pour que les articulations des mots tombent en pièces
Et disparaissent.

La langue est dans ses infimes parcelles
La parole est
L’effacement de la voix.

Dans l’anéantissement des lettres
Dans le vent
La langue.

Le chemin

Efface aussi cette ombre dessinée par ton passage,
Tu as cru la route un dessin pour des chemins
Et la marche, des pas sur des dessins
Mais la route n’était pas des pas
Elle était l’ombre
Effacée.

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