Françoise Dargent

ValéryInédits - L'auteur du « Cimetière marin » avait aussi un cœur tendre. On le découvre,sans retenue ni tabou, dans ses poèmesà Jean Voilier, qu'il aima passionnément à la fin de sa vie.

C'est l'histoire d'un homme qui avait juré, à 21 ans, qu'on ne l'y reprendrait plus, qu'il ne tomberait plus amoureux au point d'avoir envie de mourir, qu'il n'écrirait plus de vers à la femme aimée. Plus d'amour, ni de poèmes, avait donc décidé Paul Valéry au sortir d'une passion dévastatrice. Le désordre mental que cet emballement avait engendré n'était en effet pas concevable dans son entreprise de lucidité intellectuelle. Par chance, l'homme n'a pas tenu parole. Des poèmes, il en a publié. Ils sont certes peu nombreux, mais ils comptent parmi les plus remarquables de la littérature française. Dès les années 1920, La Jeune Parque, Charmes et son magistral Cimetière marin ont fait mentir la promesse. Cette incartade était toutefois maîtrisée. Ces poèmes, dont certains avaient été écrits dans sa jeunesse, vers maintes fois relus et scrupuleusement corrigés, étaient sans doute moins guidés par le sentiment que par une volonté de maîtrise formelle. En amour, cette même rigueur a prévalu. Paul Valéry n'a pas tardé à épouser une femme qui restera la sienne sa vie durant, une fidèle compagne qui sera aussi le témoin de sa brillante trajectoire d'écrivain couvert d'honneurs. Quelques maîtresses (l'homme était volage) ne le détourneront pas du chemin qu'il avait voulu droit, sans traverses, pour une vie rythmée par les sérieuses obligations au Collège de France, l'Académie française, les universités étrangères, les salons mondains et les dîners en ville.

Une croqueuse d'homme
À soixante-sept ans, brusquement, tout change. L'amour, l'amour absolu, lui tombe dessus sans crier gare. La responsable s'appelle Jeanne Loviton. Elle signe ses romans d'un nom masculin, Jean Voilier. Les photographies, qui datent de la guerre, laissent entrevoir une belle brune aux cheveux courts et à la silhouette dynamique. C'est une croqueuse d'hommes qui séduit un grand écrivain au soir de sa vie. Il a le double de son âge. Dans une lettre, il s'en émeut  : « Ah ! l'affreux trop tard ! » pour succomber un mot plus loin : « Et t'aimer ». Enfin, il laisse son cœur parler. Leur liaison durera sept ans. Elle illuminera les dernières années de Valéry, qui se met à écrire des poèmes transis d'amour et de sensualité avec la fougue d'un adolescent débordé. « Jeanne, ton corps me suit. Ô mains pleines de Jeanne / Ô pensée où revient ton silence et ta voix. »

Naîtront plus de cent cinquante poèmes et un millier de lettres qui rythmeront leurs semaines et se glisseront entre leurs rendez-vous dominicaux. Le poète de l'intellect se livre comme jamais dans ces écrits. On y découvre un être hypersensible, malicieux, à la plume volontiers voluptueuse, parfois teintée d'une touchante naïveté et qui, bientôt, montrera l'étendue de sa souffrance. Car cette parenthèse se clôt quelques mois avant la mort de Paul Valéry. Jean Voilier le quitte pour l'éditeur Robert Denoël. Effondré, le vieil homme, malade, prend le temps de relire tous ces poèmes et de les commenter, sa lucidité intellectuelle intacte. Voulait-il en réserver la publication à un cercle d'intimes ? Il n'aura pas le temps de décider puisque la mort le saisit au printemps de 1945.

Vente aux enchères
Commence alors la seconde histoire, celle de la mise au tombeau de ces documents et de leur redécouverte par l'éditeur Bernard de Fallois, qui les publie aujourd'hui. « Les spécialistes de Valéry connaissaient leur existence, souligne Michel Jarrety, auteur d'une biographie consacrée à l'écrivain sortie en avril dernier chez Fayard. Sa famille, c'est-à-dire sa femme puis sa fille, a toujours voulu une certaine discrétion sur le sujet. Aujourd'hui, sa petite-fille porte forcément un regard plus distancié sur ces poèmes, dont la publication apporte une pierre à la connaissance de l'auteur. Lui-même y pensait. Il avait demandé à sa maîtresse de lui renvoyer certains d'entre eux pour qu'il puisse les retravailler. »

Il a donc fallu attendre plus de soixante ans pour les redécouvrir, alors qu'ils n'étaient même pas cachés. Jean Voilier, en femme de tête et… d'affaires avisée, avait en effet vendu ces documents aux enchères, en 1979 à Paris et en 1982 à Monte-Carlo. Un grand nombre des poèmes avait alors rejoint l'université Keio, au Japon. Michel Jarrety, dans sa biographie de Valéry, et Célia Bertin, dans son livre sur Jean Voilier, parus tous deux cette année, les évoquent. C'est là qu'intervient Bernard de Fallois. Piqué par la curiosité à la lecture de ces ouvrages, l'éditeur a succombé. Il raconte sa révélation dans la postface du recueil tout neuf de Corona et Coronilla. « On les cherche, on les trouve, on s'étonne qu'ils soient si nombreux », écrit-il, visiblement charmé. Il ne conçoit pas, dès lors, que ces poèmes puissent rester dans l'ombre, eux qui éclairent d'une lumière si douce le grand homme rattrapé par l'amour.

Le Figaro,
30/10/2008

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