Par Roland Jaccard

Je me souviens de ce déjeuner au Montalembert avec George Steiner. J’avais glissé dans la conversation les noms de deux amis, Jerzy Kosinski et Cioran. Il avait aussitôt répliqué qu’ils représentaient tout ce qu’il exécrait. J’avais été consterné. Il ne cachait pas, en revanche, son admiration pour Lucien Rebatet et son roman les Deux Etendards qu’il tenait pour un des chefs-d’œuvre cachés de notre temps. D’ailleurs, ajoutait-il après avoir observé ma moue réprobatrice, je préfère un SS cultivé à un Beach Boy. Il se doutait bien que ce n’était pas mon cas. Petite cerise sur le gâteau, il était très fier qu’à l’Université de Genève où il enseignait, un colonel de l’armée suisse suive assidûment ses cours. Cet homme, m’étais-je dit, a un sens aigu de la provocation, ce qui m’avait déjà frappé lors de ma lecture de son roman : le Transport de A.H, sans doute le plaidoyer le plus intelligent jamais écrit sur Adolf Hitler.

Pulpe. Par ailleurs, le déjeuner s’était déroulé fort agréablement puisque nous partagions une passion commune pour la Vienne de Freud, Mahler, Karl Kraus. Vienne, cette capitale de l’angoisse, ce foyer du génie juif où le jeune Hitler concocta son venin inspiré. Wien, Wien, nur du allein, dit la valse. Nous débattîmes également du rôle joué par l’homosexualité dans la culture occidentale depuis la fin du XIXe siècle. Sur ce point au moins nous étions d’accord : tout ce qui fait la pulpe de la modernité urbaine, tout ce qui lui donne son piquant, on peut dire que ce sont avant tout le judaïsme et l’homosexualité qui l’ont fait naître (et d’autant plus vivement quand les deux y ont contribué, comme chez un Proust ou un Wittgenstein).

J’ai retrouvé l’écho de nos conversations dans le recueil de chroniques publiées par le New Yorker entre 1967 et 1997. Toutes n’y figurent pas pour des raisons qu’explique Robert Boyers dans son introduction. Et, une fois de plus, Pierre-Emmanuel Dauzat met son exceptionnel talent de traducteur au service de George Steiner. On ne lui témoignera jamais assez notre gratitude pour les pans entiers de la culture mittel-européenne qu’il nous a fait découvrir, aux dépens parfois de son propre travail philosophique. Il incarne une forme de générosité intellectuelle si rare et si précieuse qu’il serait indécent de ne pas la mentionner.

Sir Isaiah Berlin, un penseur assez proche de George Steiner, distingue deux types de personnalités intellectuelles et artistiques : le hérisson et le renard. Un abîme, selon lui, sépare ceux qui, d’une part, rapportent tout à une seule vision centrale, à un seul système, plus ou moins exprimé et cohérent - les hérissons - et, d’autre part, ceux qui poursuivent plusieurs fins, souvent sans aucun rapport entre elles, voire contradictoire - les renards. George Steiner appartient sans hésitation à la deuxième catégorie. C’est un renard d’une agilité supérieure et d’une curiosité toujours en éveil. Tantôt, il observe Albert Speer, l’ami et l’architecte de Hitler dans sa prison de Spandau, tantôt il s’intéresse au Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes de Robert M. Pirsig. Une moto est un système de concepts réalisés en acier et l’art de l’entretenir nécessite une concentration cérébrale et une délicatesse de la main et de l’oreille peu commune. L’espionnage aussi l’inspire et l’on ne serait guère étonné de lire sous sa plume les dernières aventures du Mossad, lui qui a narré avec une précision sans pareil les dérives soviétiques de jeunes et brillants intellectuels de Cambridge - Philby, Burgess, Maclean et Blunt - au cours de la Seconde Guerre mondiale.

Creuset. Le bon docteur Johnson définissait le patriotisme comme le dernier refuge de la fripouille. Steiner voit dans le nationalisme le venin de l’histoire moderne. Cioran aimait à dire qu’un homme qui se respecte n’a pas de patrie. Une patrie, c’est de la glu. Sur bien des points, Steiner et Cioran auraient pu s’entendre : une passion partagée pour la Vienne impériale, creuset et sépulcre de la modernité. Une fascination pour la haine de soi juive, incarnée par Otto Weininger et Simone Weil, un diagnostic identique sur Hitler, le sentiment que l’heure de fermeture a sonné dans les jardins de l’Occident - formule empruntée à Cyrill Connolly -, un goût modéré pour la théorie (les pages les plus décevantes de Steiner concernent Michel Foucault), l’intuition que la culture et le chantage à l’idéal ou à la transcendance appellent la barbarie, une certaine pruderie dans leurs écrits dès lors qu’il est question de la sexualité dans ce qu’elle a de plus intime et de plus torturant pour chacun - et surtout pour eux. Enfin, ce qui est à mes yeux le plus troublant, surtout quand on place Vienne au centre du monde, l’absence de références à ceux qui en furent les plus brillants représentants : Eric von Stroheim, Fritz Lang, Billy Wilder, Michaël Curtiz, Pabst et quelques autres. Peut-être est-ce une question de génération, mais le septième art est étrangement absent de leurs œuvres.

Ce que Steiner ne supporte pas chez Cioran, c’est ce qu’il nomme avec un joli sens de la formule : son chic macabre. Son essai sur Joseph de Maistre - l’ami du bourreau - trouve grâce à ses yeux, mais ses aphorismes apocalyptiques lui semblent d’une alarmante facilité. Steiner est un homme qui aime se mettre au travail, Cioran cultivait l’oisiveté et la frivolité. Il jugeait vulgaire toute tentative d’explication. Steiner, lui, a conservé une rigidité d’universitaire. Ce sont deux renards, l’un flemmard, l’autre terriblement appliqué. Le bon élève ne supporte jamais le dernier de la classe. Et moins encore s’il a du style. Pourtant Steiner n’en est pas dépourvu. Il n’est peut-être pas encore la tasse de thé de tout le monde, mais il finira par devenir un nectar pour chacun.

George Steiner
Lectures. Chroniques du New Yorker
Introduction de Robert Boyers. Traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat. «Arcades» Gallimard, 2010
404 pp

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