Taha Adnan

Traduit de l’Arabe par
Abdelhadi Saïd

Taha AdnanBonjour Ô araignée
Ô avalanche de sens, falaise de lumière
Ta maison est des plus belles
Et je suis son fidèle gardien
Du premier clic
Aux confins de l’émerveillement radieux.

Bonnes vagues, Ô bleu immense et clapoteux
Ô balcon de lumière ouvrant sur les lignes de l’avenir
Ô toi, moment fascinant qui rallie l’âme
Contre l’isolement du corps.
Qui rallie les sens
Contre l’engourdissement des membres.

Ô instant sans âge
Je réside en toi pour partir
Loin de la morosité des douaniers janissaires
Et du pédantisme des employés d’aéroport eunuques.

Bonjour, Ô araignée
Sois béni, Ô gazouillis d’électricité
Je suis prêt à appareiller pour mon monde de lumière
J’ai des voisins bienveillants à Hotmail
Des amis affectueux à Yahoo
Une maîtresse clandestine à Caramail
J’ai des camarades ça et là…
Les camarades du vieux chemin
Qui inondent ma messagerie d’articles coléreux,
De communiqués incendiaires,
Et d’un surplus de condamnations.
Et j’ai des camarades à l’âge de rose
Aux côtés de qui je milite
Avec une véhémence cybernétique
Pour la préservation des droits culturels des esquimaux.

Goïe morgen Els
Sabah al khayr Mohamed
Bonjour Carine
Osaïdta Sabahan Iyad
Good morning Peter_550
Taba Naharoka Abdou_m.m.
Bonjour Ô Big Brother
Toi l’œil du Net qui ne dort jamais.

Bonjour, Ô pirates des Sept Lumières
Bienvenue.
J’arriverai avec mon café du matin
Avec mon pyjama bleu et l’odeur du lit.
J’éplucherai mes mandarines
Je ferai une tartine de beurre et de ketchup
Et vous retrouverai.
Je prendrai mon petit déjeuner parmi vous
Comme il sied à une famille virtuelle heureuse.

   J’arriverai avec mes bavardages
Ma brosse à dents
Mon atomiseur contre l’asthme
Et ma boîte de kleenex.
Je vous retrouverai avec ma première cigarette
Avec le reliquat de mes rêves de la veille.
Je vous retrouverai avec mes adresses
Mes rendez-vous
Mes hantises et mes intentions.

Fawaz , continuons notre chat sur l’Afghanistan
Et toi, Caroline, tu n’as pas terminé hier
ton sujet sur la jouissance électronique… ?
Non Gilbert, ne crois pas tout ce qu’on raconte
La polygamie n’est pas une prescription du Prophète.
Halte Karim! Ô frère des Hackers
Ma boîte n’est pas un dépotoir,
Tu peux garder tes transferts libertins
Et tes virus malsains
Soufflés tel du venin dans la chair du désir.
Et toi Roustum
Des solutions pour les problèmes d’électricité à Arbil ?
Non Nathalie, non ma chère,
Mes cheveux sont châtains, et mes yeux bleus
Bien entendu.
Et quoi encore Christina ?
Quoi encore ?

Silence, là hors de l’écran !
Loin d’ici, air stupide et accablant !
Ma vie est trop courte
Pour être gaspillée à vérifier les factures
A damner les impôts et la météo
A m’affoler comme font les vielles
Par peur de l’effet de l’Euro sur les prix.

Silence Ô triste dehors !
A peine la trentaine sonnée,
A cause de toi, la vieillesse me tient déjà
Mes dents sont sur le point de chuter
Tels de gros souliers
Ma tête tourne telle une girondine.
Mon nez suinte tel une fontaine en panne
Je tousse jusqu’à risquer de propulser mes poumons par terre
Là où le froid gèle sentiments et sensations.

Trente ans de plaintes,
Trente ans de cours et de pupitres
De peur des examens,
Trente ans de slogans révolutionnaires
Et de séries à l’eau de rose,
Trente ans d’atmosphère
Comment se fait-il que je ne me sois pas déjà asphyxié ?

En dehors de toi
Ô chaude matrice électrique
Le monde est glacial, délétère.
En dehors de toi
Ô atmosphère virtuelle
Le monde est simple poussière.

Ici, je respire le monde sain et illuminé
Ô compatissants électrons,
Pas de vie en dehors de vous.
Serrez-moi contre vos ondes,
Je suis votre otage volontaire.
Je vous reviendrai plein et entier,
Je vous retrouverai avec ma face cachée
Et ma face visible,
Avec mes pensées insoupçonnées,
Mes rêves et mes illusions,
Avec tous mes noms d’utilisateur
Et mes mots de passe secrets.
L’âme perchée sur la souris
Et me jetterai dans les abîmes des cookies.

Je ne peux plus vivre dehors
Ô ville aux bâtiments électriques.
Hors de toi, le monde n’est que rumeur.
Le Web, le Wap et le Nestscape me connaissent,
Moi le prince des naufragés
Le martyr des navigateurs.

Je suis ton enfant dévoué Ô araignée
Prend-moi sous ton aile, avec la clémence d’un capitaine
Ton foyer est le mien
Protège-moi des ténèbres.
Tout ici me lasse
Je suis las du facteur
Qui me rappelle que ma boîte aux lettres
Est investie d’araignées.
Je suis las des visites des amis
Frappant à ma porte sans rendez-vous
Et pénétrant chez-moi sans permission.
Je suis las des parcs
Depuis que les chiens les ont convertis en toilettes publiques.
Je suis las de la foule du métro,
Du vacarme des bars.
Je suis las des restaurants,
Des garçons obséquieux
Brandissant devant moi le menu
Et leur sourire froid
Avant qu’ils ne rient de mon accent derrière le comptoir.

Ô mes semblables, frères de solitude et d’insomnie
Ô légions de l’amour extrême,
Mes nouvelles âmes, filiation de lumière,
Je mangerai parmi vous mon sandwich
Et parmi vous me raserai
Et me brosserai les dents.
Parmi vous je…
Malheur aux toilettes! Qu’elles sont loin !

Ô enfants du monde carré,
Clan des navigateurs
Ici, parmi vous, je suis un citoyen libre et heureux,
Léger comme une mousse,
Bondissant comme un lièvre.
D’un site à l’autre,
D’un forum à l’autre,
Je poursuis la vague des secrets,
La pétris de mes mains, de mon cœur,
Modelant une forme de vie interactive :

Bavarder électroniquement, et rire électroniquement
Aimer électroniquement, et haïr électroniquement
Etre fidèle électroniquement, et tromper électroniquement
Marchander électroniquement, parier électroniquement
Draguer électroniquement, et militer électroniquement
Soutenir l’Intifada électroniquement,
Condamner Sharon électroniquement
Rêver de libérer la Palestine électroniquement
Et manifester contre la guerre en Irak
Et en Afghanistan.

Ici je suis tout à fait libre,
Je flotte sur un nuage de lumière.
Je ne partirai jamais
Je vous ai tout laissé :
Ma carte d’identité, mon passeport
Mes notes et mes secrets
Mes journaux, mes dictionnaires
Mes livres et mes écrits
Adieu papier
Adieu…
Adieu Ô descendance des arbres
Adieu…
Et bienvenue à un monde
Plus tendre envers les forêts !

Bruxelles – janvier 2002

*******

Elégie pour Amado Diallo*

Bienvenue à New York,
Piscine de corps éparpillés.
Dans l’air devenu impur,
Où les employées dégourdies
Portent des ensembles classiques
Et des chaussures de sport épaisses,
Où les obèses mangent des hot-dog sans roter,
Et où personne ne s’intéresse à personne.
Ici, c’est la demeure des passagers
Et le parking des marcheurs.
N’enlève pas tes souliers, Ô visiteur,
La vallée n’est pas sacrée.
N’allège pas ta foulée,
Il n’y a ni cadavres,
Ni ancêtres,
Ni tombes.
Vas-y, marche de ton pas militaire.
Personne ne se perd dans ce labyrinthe étudié.

Bienvenue à New York
Où la liberté dort debout,
Sous la forme d’une statue
Attaquée par les flashs,
Assiégée par les touristes.
Une statue qui voit et entend tout
Et qui se tait.

Bienvenue à New York.
Ici la terre a gratté le ciel,
Elle a violé ses secrets.
Elle cherchait un refuge dans les étoiles
Et elle a accroché son cadavre
A la branche d’une ancienne voie lactée.

Bienvenue à New York.
Ici on construit une école réaliste
Pour l’imagination du futur,
Ici on invente pour le monde sa nouvelle langue,
Sa langue unique.
Et on réfléchit pour tout le monde
A une vie tranquille
Sans sentiments ni rancunes.

Bienvenue à New York.
Ici les cow-boys ont tiré
Quarante et une balles sur Amado Diallo
Simplement, parce qu’ils ont soupçonné sa peau.
Ici, le jeune guinéen a dit adieu à son rêve 
D'étudier l’informatique
Et de faire paître les électrons dans la "Silicon Valley".
Ici, le sang a demandé secours au sang :
- Frère de couleur,
Ô descendant de l’Afrique martyre,
Les voilà tes concitoyens blancs limpides
Qui m’apprennent, au lieu de la programmation,
A patauger dans le sang épais.

Frère, je suis entrain de crever
Parce que j’ai un rêve d’une couleur claire.
Et mon péché,
C’est que je prends ma blessure et ma terre
Et je cherche une nation d’ombre et d’eau.

Ici, le sang a renié le sang :
- Maintenant, suis-je devenu ton frère ?
T’étais où cousin
Quand ils ont conduit mon grand-père,
Comme esclave, à leurs champs du Sud ?
Qui des tiens l’a défendu ?
Qui a pris les armes pour lui ?
………………………..
Nage seul dans ton sang
Ou plonges-y jusqu’aux racines.

L’Afrique est l’enfer du monde.
Ses enfants sont des pécheurs sans péché
La sécheresse verdoyante grimpe à l’arbre de la Terre
Et l’Afrique est son tronc troué.

Ô toi peuple qui s’applique derrière une statue,
Ô peuple du paradis prédestiné,
Mène ta belle vie, comme tu es heureux !
Choisis comme tu veux.
Choisis entre Coca-Cola et Pepsi-Cola,
Entre Mcdonald's et Burger King,
Entre Pizza Hut et Domino's Pizza,
Entre Visa et Mastercard,
Entre la prison à perpétuité et la peine de mort.
Choisis entre Tel-Aviv et Jérusalem,
Entre l’Amérique et l’Amérique.
Choisis, Ô toi peuple libre et heureux!
Choisis entre George Sam
Et George W. Sam.
Choisis, et t’inquiètes pour le sang de Ham*
Et ses rêves ébouriffés
Où il y a un ordinateur,
Et peut-être une amante brune
Pour oublier entre ses bras
La mort de là-bas
La sécheresse noire
Et le tronc troué.

Boston – Octobre 2000

*Jeune étudiant guinéen qui a été tué, le 4 février 1999, de 41 balles, tirées par quatre flics devant sa maison du Bronks, à New York.

** Ham (ou Chem) est le  nom du deuxième des trois fils de Noé. Sem, Ham et Japhet sont les pères de tous les hommes. Ham est l'ancêtre des peuples d'Afrique.
 

*********

Le poème universel

      (Premier brouillon)

Des volcans explosent dans ma tête
M’empêchent  de rester à mon pupitre muet
Pour commettre ce que d’aucuns ont pu nommer poème.
Car à l’instar de mes devanciers
Je me prends au jeu
Me laissant séduire par l’écriture
Qui me touche à la main droite
Me tire de la grasse matinée
D’un dimanche de paresse.
Et comme un acteur qui n’a pas choisi son rôle
Je m’apprête à la scène de l’écriture.
Je laisse alors pousser ma barbe et mes idées,
Cheveux en bataille tels un poème en prose,
Je ride le front par excès de concentration,
Je fronce les sourcils, feignant le sérieux.
Me voilà soucieux et confus
Comme un poète universel !
 
Ce matin
Aucune inspiration pour le poème.
Et puis, est-il nécessaire d’écrire
Pour rester en rêve ?
Je manque d’ailleurs de puissance
Pour refreiner le galop
Dans la glaciale écurie de mon instant de lassitude
Les chevaux de la mémoire préfèrent cavaler
Vers le souvenir de leurs premiers pâturages,
Le ciel sûr de son bleu éclatant
L’inaccessible ciel.
Les orangers
La verdure élancée
La ruelle poussiéreuse
La muraille du cimetière.
Les vilaines ornières
Narguant les souliers des filles.
Les vendeurs de cigarettes au détail
Le café bourré.
Al-Ghara* et ses munitions
Et le cercle de ses amis déguisés en nobles terroristes.
Le palmier et ses  semblables,
Le rouge initiant la ville aux noms
La crème des amants
Le café du deuil
Le thé des mamans.

Je dois revenir au poème,
A son enceinte blanche.
J’observe l’instant d’un regard profond
Pareil à la blessure d’un amant  éconduit,
Et j’étale ma géographie sur ma devanture :
Un balcon en larmes
Le portrait d’une Joconde berbère
Un miroir renfermant les spectres
Une carte postale de Marrakech
Une enveloppe brune
Une cheminée sans feu
La pluie tambourine sur les vitres.
Soudain,
Des pas dans les escaliers
Et mon cœur bat la chamade
Toc Toc chez les voisins

Une fois la Belle en tête
Je brise la jarre des secrets.
Nous étions enfants quand nous nous sommes aimés.
Nos pas effleuraient la surface de l’eau pure
Et comme des sots
Nous tirions des flèches contre le vent
Alors moi… alors elle…
Soudain nous nous sommes frottés
Lame contre lame.

Avec la sagesse d’une tortue séduite par le chemin
Et se moquant de l’arrivée,
Je fonce vers ce qui ne me regarde pas.
Avec l’audace d’un tailleur aveugle,
Je rafistole mes mots en manteau d’arlequin
Je les range en file ordonnée
Syllabe après syllabe
Phrase après phrase.

Depuis mon balcon,
Avec l’église Saint-Antoine pour témoin,
Je m’arroge le monde entier
Je clame ses capitales
Même celles que mes pieds n’ont pas foulées.
Je ne peux rester crucifié à cette chaise
Jouissant de ma faiblesse.

Le plus savoureux des poèmes s’avère le plus menteur.
Moi, je suis victime de mon dire-vrai.
Et lorsque les portes de l’imagination me claquent au nez
Mon mauvais génie me souffle de suivre les traces de cet ami
Réputé pour ses larcins aussi remarquables que les jambes de Sabrina.


Du poème je n’ai pas assez de grains à moudre,
Je ne dispose de rien à raffiner.
Au diable ma misérable bibliothèque
Au diable les mirages qui enfouissent la dernière eau
Dans le vent et se dissipent.

Je n’ai plus de force.
Dans mon cœur, un crâne rouillé.
Mon corps abattu et ma tête à l’envers
Mes sensations en panne.
Moi le poète universel
Je ne lis que les poèmes de mes amis
Et me fiche du sort d’Eliot dans sa Terre vaine
Ou de Breton et de son fol enfermement
Dans l’asile des sages.
Me suffisent les poèmes de mes amis
Me suffisent leurs lettres.
Avec chagrin, je relis les mauvaises nouvelles
Jarir souffre toujours de la prison et des dents
Khalid a péri asphyxié par le gaz
Comme s’il avait dû conjurer la corruption de l’air
Ilham, morte dans d’obscures circonstances
Fut sauvée par le courrier suivant
Et m’embrassait dans la dernière lettre.
Ahmed, Aziz, Hicham… et d’autres amis
Excellent encore quotidiennement 
Face aux épreuves du désespoir.

Oh le courrier du malheur
Le palmier n’est plus aussi haut
Les lumières de ma ville ocre ont pâli
Mon petit frère est parti sans un au revoir
Aucun message depuis son départ.
Peut-être Orlando était-elle davantage "patrie" ?

Du balcon, je chasse les oiseaux de chagrin 
Et je laboure la blancheur du papier.
Le bureau muet devant moi,
Je suis là, malgré la matinée tardive
Et le soleil qui pointe timidement.
A quoi bon la poésie?
A quoi bon disséquer les douleurs ? 
Puisque la jeune fille turque 
Qui a passé la nuit il y a un mois dans mon lit
Ignorait tout de Nazim Hikmet
Et de poésie
Elle ne connaît par cœur que l’hymne national.
Même la petite fille sur la plage
Devant son château de sable démoli
Par un pied rageur,
Quand j’ai voulu la consoler, touché au cœur,
Avec des vers de Prévert,
A crié des injures plus grandes que son âge!
Comme une vielle fille
Qui ne supporte plus les paroles charmeuses des hommes.

Il vaudrait mieux peut-être
Que je cesse d’écrire de la poésie
Afin que le lit demeure lit
Et que la fille demeure fille.
Ou du moins, pour contrarier
Ceux qui rateraient alors l’occasion
De se moquer de mes poèmes
Qu’ils se contentent d’échanger des complaisances.
L’un écrit un poème, les autres le comblent de flatteries.
Qu’ils écrivent donc des poèmes.
Ecrivez-en sans relâche,
Ecrivez donc en lettres de glorification
Mais, moi, je m’amuserai
Tendis que vous, vous composerez vos métaphores.
Et lorsque vous aurez terminé
Je m’amuserai encore.
Je serai plus heureux
Dans les bras de Vanessa
M’y adonnant au miel et aux cerises
Ecoutant la musique blanche.
Je serai heureux en me réveillant
Comme il est beau et poète ton lit,
Ô toi matin!

PS : Contexte de non-écriture du texte

Ce qui empêchait, entre autres, le poète universel d’écrire le  poème universel :

  • Faire la vaisselle tard le soir
  • Perdre les clés comme d’habitude et perdre son temps à les chercher
  • Eparpiller tout ce que mon colocataire rangera par la suite
  • Déranger le voisin chinois avec de la musique arabe
  • S’échanger des bisous et des K7 vidéo avec Catherine
  • Regarder discrètement les jambes révolutionnaires de Maria quand elle parle du marxisme dans le monde
  • Militer avec acharnement  aux côtés des camarades à la cafétéria de l’université
  • Avoir peur de la dèche qui se rapproche comme un bélier fonceur

Bruxelles 1997

* L’incursion poétique : cercle de jeunes poètes non-conformistes et protestataires créé à Marrakech en 1994.
Ils ont édité leur revue manuscrite "clandestine" Al-Ghara Al-Shiriya avec pour unique moyen leur volonté de faire lire et découvrir la poésie autrement.

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