Gilles Ladkany :

« La poésie arabe a beaucoup évolué »

Paris

* Pouvez-vous nous parler un peu de vos activités littéraires au sein de l'Institut d'Etudes de l'Islam et des Sociétés du Monde Musulman (IISMM) ?

Nous effectuons notre travail en relation avec des centres cousins de l'EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales), comme notamment le Centre de l'histoire de l'islam et des sociétés méditerranéennes, qui s'appelle le Chism. Il s'intéresse par exemple à Léon l'Africain, d'Amin Maalouf. L'IISMM ne pouvait pas exister sans la littérature, puisqu'elle fait partie prenante de notre cour battant, celui de l'arabisme, de notre centre de gravité, qui est l'Egypte. Je dis notre cour battant, car nous sommes des Syriens et nous nous considérons comme ça, je plaisante, bien entendu ! On a voulu faire de la littérature, et j'ai monté un séminaire depuis trois ans qui s'appelle Ville, Mémoire, Exil, et que vous retrouverez dans les Belles étrangères sous le terme Rupture, Mémoire, Modernité. Nous invitons des écrivains de l'extrême contemporain et des écrivains comme Ghitani, Edouard Kharrat, Soumaya Ramadan et Safaa Fathi. On a fait tout un travail autour du monde arabe, on a travaillé avec des gens comme Mahmoud Darwich sur qui on a fait un livre, comme on a fait des choses sur le Maghreb qui sont relativement importantes avec Mohamad Barrada. Mais ce littéraire touche aussi des écrivains perses, turcs et afghans ainsi que des traducteurs. Autant que des écrivains indonésiens ou tchétchènes. Nous avons tenu des écoles doctorales à Tachkent et Istanbul, Marrakech et Beyrouth. C'est très étendu parce que le monde musulman est très étendu. Nous nous sommes aussi intéressés à la littérature classique arabe et le thème des grands voyageurs arabes d'Al-Idrissi à Ibn Battouta, sous l'égide du spécialiste Hawari Twati. M. Al-Boudrari travaille, lui, sur le mysticisme soufi. On essaye aussi de décentraliser, nous avons beaucoup travaillé avec la Maison des cultures du monde et le Centre culturel égyptien. On s'est beaucoup intéressés sur le plan littéraire aux relations et au décalage entre cette littérature arabe, turque et française, à la fois d'un point de vue diachronique, c'est-à-dire comment a évolué cette littérature arabe, de même que l'on s'est placé sur un point de vue synchronique, c'est-à-dire comment fonctionne cet ensemble, les relations, les zones d'influence et le décalage. Par exemple, entre la littérature française de l'extrême modernité et la littérature arabe, il y a évidemment un décalage sur lequel nous réfléchissons. De grands écrivains comme le Libanais Paul Chaoul, ou l'Egyptien Abdel-Moneim Ramadan, se réclament toujours du surréalisme ou de Mallarmé. Je suis un ancien élève de l'école normale supérieure, j'ai monté la section arabe de cette école, je fais aussi partie de son centre d'études poétiques où il y a les plus grands poètes français d'aujourd'hui et nous essayons de montrer qu'il y a articulation et désarticulation entre ces deux poésies.

* Comment définiriez-vous ce décalage ?

Paul Chaoul avait coutume de dire que derrière chaque grand auteur arabe il y a un Français. Je pense qu'il exagère bien sûr, nous avons nos traditions, nous avons notre mouvement. Mais il est sûr que nous continuons à nous en inspirer, à avoir des relations avec eux, mais nous ne sommes pas forcément sur le même diapason. C'est une bonne chose, car nous sommes deux civilisations différentes. Nous avons dépassé l'époque où Al-Manfalouti écrivait Paul et Virginie demandant à sa fille de lui traduire le texte original, nous sommes dans une situation plus cosmopolite, plus mondialiste. Mais je pense qu'il y a des décalages qui sont dus à des histoires différentes, ce qui est normal. Nous tendons vers une modernité qui n'est pas forcément la même modernité. On n'est pas dans le même cas.

* Si on résume un peu ce que vous dites, peut-on penser que la poésie française a connu une évolution vers l'extrême modernité, alors que la poésie arabe n'a pas encore éclaté ses formes traditionnelles en quelque sorte ?

Je ne pense pas que la poésie arabe ait encore éclatée. Mais je pense qu'elle a beaucoup évolué. Nous connaissons depuis 1948, et la fin de nos 16 vers canoniques (Bohour), une période d'accélération intense qui ne peut nous laisser indemnes, d'ailleurs qui ne peut que nous blesser. On a tout connu : le mouvement parnassien, le mouvement engagé à l'Aragon ou à l'Eluard, notamment avec Darwich, ensuite on a dépassé ça et on a connu le Surréalisme, le Dadaïsme, l'Absurde. On a connu tout cela en l'espace d'une cinquantaine d'années, alors que la France l'a connu sur trois siècles. Je ne dis pas que nous imitons la France ou la poésie anglaise, même si nous nous en sommes inspirés.

* Vous êtes très axés sur l'échange culturel en fait ...

Moi, je suis axé là-dessus, parce que je pense que c'est fructueux. L'Institut du Monde Arabe (IMA) s'est un peu fermé sur lui-même, mais c'est surtout dû à des luttes internes et stupides.

* Est-ce que vous rentrez un peu dans les polémiques actuelles, par exemple le choc des civilisations dont on parle beaucoup en ce moment ?

On y rentre forcément. Nous avons tenu un colloque l'année dernière quelques mois avant la guerre d'Iraq. On a des gens spécialisés en politologie et en violence comme notre directeur adjoint, Hamid Bosarslan, qui a fait un excellent travail. Nous nous intéressons aussi à l'islam du temps présent, un séminaire intitulé l'Histoire au temps présent, a été mis en place par notre directeur Daniel Rivet. Il est professeur à Paris I, spécialiste de l'Histoire contemporaine et notamment de la décolonisation.

* Avez-vous une opinion là-dessus, ou du moins un fil conducteur ?

Nous avons effectivement un fil conducteur, qu'il ne faut pas abandonner le temps présent. Sur la Palestine, on a un groupe dirigé par Isabelle Rivoit du CNRS, une jeune chercheuse qui n'a fait que des choses intéressantes sur la seconde Intifada. Il y a aussi Pénélope Larvillière. On essaye de voir vers où ça tend et comment ouvrer vers une paix au Proche-Orient ainsi que de rendre compte des pressions auxquelles est soumis le peuple palestinien. Mais deux points se dégagent de notre travail et surtout de celui de Daniel Rivet. D'abord, l'idée que l'islam de France et d'Europe est important. Celui qui est responsable de cette orientation est Daniel Rivet. En relation avec les différents ministres, M. Raffarin, M. Sarkozy, mais surtout avec le ministre de l'Education nationale, Luc Ferry, dont Rivet est conseiller, nous essayons de voir comment un institut comme le nôtre peut aider cette jeunesse immigrée, notamment dans la transmission de notre savoir universitaire.

* Est-ce un travail de fonds ?

C'est un travail de fonds et plus que cela, d'actualité. On essaye de savoir comment transmettre ce savoir musulman dans la mesure de nos moyens et dans le respect de l'islam. Parce que tout le monde ici n'est pas musulman. Nous voulons aussi faire cela pour former des imams et pour renforcer dans le bon sens le Conseil français du culte musulman. Et ça c'est une nouveauté depuis que Rivet est notre directeur. Il a pris le problème à bras-le-corps. Il a tout de suite réuni le Conseil consultatif de l'islam avec les représentants de la Mosquée de Paris, de l'UOIF, des autres fédérations musulmanes ainsi que celui de M. Sarkozy, M. Vianet et d'autres spécialistes, dont M. Geoffroy. Là nous sommes dans le temps présent.

Propos recueillis par Maya Al-Qalioubi
Al-Ahram Hebdo

Gilles Ladkany, traducteur et professeur de littérature arabe, est l'organisateur de la 35e édition des Belles étrangères. Un festival qui propose dans toute la France de multiples manifestations littéraires, avec entre autres des rencontres Algérie-Méditerranée.

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