Par Baptiste Liger

Fantasy

La sortie sur les écrans du Hobbit: un voyage inattendu remet à l'honneur l'écrivain britannique J. R. R. Tolkien, le maître d'un genre très lu, et snobé par la critique, la fantasy. Plongée dans l'histoire d'un univers codé.

"Ne sois pas stupide [...] ! T'intéresser aux dragons et à toutes ces histoires saugrenues, à ton âge !" Ces quelques mots, tirés de Bilbo le Hobbit, de J. R. R. Tolkien, pourraient résumer l'avis de nombreux lecteurs français, regardant la fantasy comme un sous-genre, un divertissement un peu kitsch pour enfants, adolescents ou adultes fuyant les aléas de la réalité et se réfugiant dans un monde d'elfes et de preux chevaliers. Mépris délibéré ou méconnaissance d'un courant ? Car, nonobstant le dédain de la presse française généraliste, il existe une véritable communauté de fans, de tous âges, qui dépasse l'épiphénomène. Le premier tome de l'intégrale du Trône de fer, de George R. R. Martin (J'ai lu), approche aujourd'hui les 160 000 exemplaires vendus en poche, et L'Héritage (Bayard), quatrième volet de la saga Eragon, de Christopher Paolini, compte parmi les plus gros succès de l'année 2012, avec plus de 200 000 pavés écoulés en grand format - de quoi déjà rendre jaloux certains lauréats des prix littéraires de l'automne... Et il suffit de rentrer ces jours-ci dans une grande surface culturelle pour prendre conscience de l'effervescence éditoriale autour du pape du genre, J. R. R. Tolkien - la sortie, le 12 décembre, du Hobbit: un voyage inattendu, signé Peter Jackson, constitue l'événement cinéma de cette fin d'année.

Quel meilleur symbole du malentendu ? Le mot fantasy n'a jamais trouvé de traduction en français - et on ne parle même pas des sous-genres (sword and sorcery, high fantasy, pulp fantasy, etc.). Certains s'y essaient, comme Irène Fernandez, qui utilise le terme "féerie", dans Défense et illustration de la féerie (Philippe Rey), traitant aussi bien de l'univers de Tolkien que de Harry Potter ou de Twilight, ou encore Vincent Ferré, professeur de littérature comparée à Paris Est-Créteil et maître d'oeuvre du Dictionnaire Tolkien (CNRS). Selon ce dernier, "le terme "merveilleux", qui fait coexister une production jeunesse et des ouvrages destinés à un public adulte, mûr, voire averti, pourrait convenir. Mais, dans un sens plus étroit, les oeuvres de fantasy se déroulent dans un monde où la magie et les éléments surnaturels sont essentiels, et où l'atmosphère est d'inspiration médiévale et parfois épique". Soit un mélange de mythes gréco-latins et germaniques, de contes folkloriques, de chansons médiévales et de littérature arthurienne.

Trop fantaisiste pour la patrie du structuralisme

Si la France est l'un des berceaux de la science-fiction, la fantasy, elle, trouve naissance dans le monde anglo-américain. Maître de conférences à l'université d'Artois, Anne Besson synthétise ses origines : "Naissance victorienne, influence du courant gothique, du revival médiéval au XIXe siècle et de la peinture préraphaélite." Bref, nous voilà aux antipodes du naturalisme de Zola... D'ailleurs, il a fallu près de vingt ans pour que Le Seigneur des anneaux, mètre étalon du genre publié outre-Manche en 1954 et 1955, soit enfin traduit en France, en 1972 et 1973, sous l'égide des éditions Christian Bourgois. Malgré la traduction (confidentielle) de Bilbo le Hobbit en 1969 (à noter la nouvelle traduction signée Daniel Lauzon, chez le même éditeur), Tolkien est alors un inconnu sur le territoire, et l'éditeur ne débourse que... 600 livres pour les droits des trois tomes ! Si Le Seigneur... est apprécié dès sa parution, son véritable succès date du milieu des années 1960. "Aux Etats-Unis, sur les campus, les étudiants le brandissaient comme symbole contre la guerre, le pouvoir et l'arbitraire, précise Vincent Ferré. Et un peu plus tard, les écologistes américains se réclameront de sa célébration de la nature."

Malgré un certain intérêt (notamment avec les multiples éditions de poche), rien de comparable dans l'Hexagone, où l'on frémit alors davantage devant les tribulations du nouveau roman et du structuralisme et où les intellectuels boudent les péripéties de Gandalf en Terre du Milieu. En revanche, au début des années 1980, un public jeune est séduit - engouement qui profite également à d'autres auteurs : Robert E. Howard (le père de Conan), Michael Moorcock (l'hypercycle du Multivers), Terry Pratchett (Les Annales du Disque-Monde), etc. Le temps passe, et ceux qui ont apprécié ces univers dans leur adolescence se mettent eux-mêmes à écrire. "C'est comme ça qu'une première génération d'auteurs est apparue, chez Mnémos-Multisim, à la fin des années 1990", remarque Anne Besson, qui cite pêle-mêle les noms de Fabrice Colin, David Calvo, Mathieu Gaborit, Henri Loevenbruck ou Pierre Grimbert. Malgré les efforts d'autres maisons (comme Bragelonne), ces derniers peinent à asseoir une popularité égale à celle d'auteurs de littérature générale (Modiano, Echenoz, etc.) ou même à celle de toute la nouvelle vague anglo-saxonne, qui cartonne aussi bien en librairies qu'en grandes surfaces.

Un monde que les lecteurs peuvent s'approprier

La fantasy semble, par essence, un genre propice à l'imaginaire. Donc à l'imagerie. "Sa "plasticité" est l'une des raisons de son succès anglo-saxon, analyse Ferré, parce qu'on tient là un monde dans lequel les lecteurs peuvent entrer. Ils peuvent le prolonger, se l'approprier, par le biais de réécritures, d'illustrations, de mises en scène - les jeux de rôles, par exemple -, de reprises ludiques - comme les jeux vidéo -, voire de tournage de films !" Une polyvalence guère prisée en France, souvent cloisonnée dans les registres culturels et pas toujours habile dès qu'il s'agit de décliner une oeuvre littéraire en d'autres produits. Et ça, ça n'est pas du tout fantaisiste !

L'express.fr

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