Pierre Assouline

Jean GenetC’est autant un livre sur Jean Genet que l’histoire d’une amitié. Elle naît en 1974 et dure douze ans. L’un a 64 ans, c’est un grand écrivain français, nomade urbain en état d’insurrection, qui n’a absolument rien d’un homme de lettres ; l’autre a 30 ans, il vient de publier son premier roman Harrouda chez Maurice Nadeau, vit de ses chroniques au Monde, marocain exilé à Paris. L’un ne se prend pas pour le père de substitution de l’autre qui ne se veut pas le fils de substitution. Ils ont en commun la littérature, la poésie, le goût de Tanger, la défense de la cause palestinienne… Mais rien de sexuel, l’un étant aussi « naturellement » homo que l’autre ne l’était pas. L’aîné ayant contacté le cadet après avoir son livre, ils se rencontrent mais Genet, que les manifestations d’admiration insupportent, met d’emblée les choses au point : « Ne me parle plus jamais de mes livres ; j’ai écrit pour sortir de prison, pas pour sauver la société ; j’ai sauvé ma peau en m’appliquant comme un bon écolier, voilà, c’est tout ». Genet veut témoigner et dénoncer, et non causer littérature. Les écrivains ne l’intéressent pas. Jean Genet, menteur sublime (200 pages, Gallimard) de Tahar Ben Jelloun, exercice d’admiration suffisamment complice et empathique pour abolir la distance, est truffé de petites phrases, choses vues et autres genetismes, bien que l’ami se soit toujours interdit de prendre des notes pendant leurs conversations. On a rarement lu sur Genet quelque chose d’aussi humain et incarné. Il nous invite à relire son dernier roman Un captif amoureux (1986) pour y déceler la clef de toute l’œuvre, la recherche de la mère, contrairement à Louis-Paul Astraud, auteur de Jean Genet, une jeunesse perdue (150 pages, 12 euros, Au diable Vauvert) pour qui Notre-Dame-des-Fleurs, Miracle de la rose et Journal du voleur constituent sa vraie carte d’identité dès lors qu’on les croise avec son dossier à l’Assistance publique. Genet, dont on célébre le mois prochain le centenaire de la naissance, était dépourvu du moindre sens politique. Sinon il n’aurait jamais écrit « Violence et brutalité » (l’une légitime, l’autre bestiale), cette apologie de la Bande à Baader : publiée en préface au livre de la Fraction Armée Rouge par Maspero, reprise par Le Monde du 2 septembre 1977, elle lui valut tant de problèmes. Du jour au lendemain, et des semaines durant, il était devenu celui que tous voulaient lyncher. Pour ne rien dire de ses prises de position en faveur des Khmers rouges et de Khomeiny, ou de ses attaques répétées contre « la race blanche ».

Mais que faut-il mettre sur le compte de cette cécité politique : son enthousiasme pour le massacre d’Oradour-sur-Glane ? et le reste, sur lequel le Jean Genet, post-scriptum d’Eric Marty (sur son antisémitisme) et Les vérités inavouables de Jean Genet d’Ivan Jablonka (sur sa fascination pour le fascisme) ont apporté des éclairages qui renvoient un reflet tout autre ? Durant ses dernières années, il se consacra exclusivement à la défense et illustration de la cause palestinienne. Mais son ami n’invoque jamais son déficit de sens politique à ce sujet. Sa haine d’Israël lui faisait pourtant dénoncer les médias français comme étant « sous la coupe des sionistes », entretenir la confusion permanente entre Juifs et Israéliens et exprimer toutes les indulgences pour Hassan II au motif qu’il présidait le comité Al-Quods pour la libération de Jérusalem et qu’il taxait la vente des cigarettes au profit des Palestiniens. Où s’arrête le dérapage avec celui tenait le peuple allemand pour le plus féminin des peuples en raison de sa soumission à Hitler, et celui-ci pour la double incarnation de la Police et du Crime ? Difficile de ne pas se poser la question, Ben Jelloun prendrait-il soin de mettre l’engagement de Genet aux côtés des Black Panthers et du Fatah sur le compte d’une sensibilité d’ordre mystique, avant de reconnaître que la beauté du corps des combattants comptait davantage que leurs convictions.

Ben Jelloun nous demande de ne pas prendre les déclarations de son ami à la lettre. Ce qui permet effectivement de lire “Pompes funèbres” (écrit en septembre 1944) sans y voir que l’apologie des SS et de la Milice crève les yeux. Mais le respect dû à un écrivain admiré n’exige-t-il pas au contraire de le prendre justement au mot, lorsqu’on se souvient qu’il accordai une telle importance à la langue, à sa précision, à son pouvoir et à sa beauté ? Le titre du livre est on ne peut mieux choisi. Car Genet était effectivement un menteur, comme l’était un Malaparte et tant d’autres intimement travaillés par la fiction ; à ceux à qui il accordait sa signature, et qui s’étonnaient qu’elle ne fut pas suivie d’effet, il répondait : « Vous avez eu ma signature, pas ma parole » ; le traître en lui aimait Tanger car elle lui apparaissait comme le symbole même de la trahison.

Et il élevait était constamment le mensonge au plus haut niveau, sublime comme une personne faisant preuve d’un mérite susceptible d’admiration avec une amplitude transcendant le beau, et dans le sublime au sens où au XVII ème siècle on évoquait un style et un ton propres aux sujets élevés. Ce portrait est très précieux pour l’histoire littéraire (on y trouve de salutaires mises au point sur Mohamed Choukri, Abdelkébir Khatibi, Mohammed El-Katrani, Paul Bowles qui n’est pas ménagé), mais pas seulement. C’est un portrait attachant, tout en nuances et en réminiscences pointillistes, sur la vie du plus atypique des écrivains français du dernier demi-siècle. Le bonhomme y séduit ou exaspère, c’est selon, mais son authenticité est indiscutable. Pas de hiatus entre l’œuvre et la vie, les actes et les idées. L’ami en Genet se révèle intraitable. Il n’aurait pas pu se lier à quelqu’un qui n’aurait pas eu comme lui la haine de la bourgeoisie à particule façon Giscard. Ou qui n’aurait pas abhorré Sartre et sa bande (« Sartre qui décède, c’est un peu de fumée qui s’en va »). Ou qui n’aurait pas méprisé le tourisme sexuel à la Gide. Pas d’adresse, pas de téléphone, pas de domicile, pas de compte en banque. Ne lui étaient indispensables que son passeport, ses lunettes, leur étui contenant un papier rempli de numéros de téléphone, de l’argent liquide et des épingles à nourrice pour fermer les poches. Intuitif et humble dans la vie quotidienne, exigeant et rigoureux dans l’écriture, un traître absolu solitaire et scandaleux, agitateur et « intellectuel engagé » qui mit sa notoriété au service des déshérités et de ceux qui avaient besoin de lui pour faire connaître la légitimité de leur combat, bien qu’il ait magnifié les coupables davantage que les victimes, vivant exclusivement dans des petits hôtels près des gares, s’éteignant d’un cancer de la gorge dans l’isolement total en plein Paris, un homme sans bagage, et qui mourut tel. Jean Genet est enterré à Larache, à moins de 100 kms de Tanger. Lorsque son cercueil a quitté la France pour le Maroc, on pouvait lire sur l’étiquette : « Travailleur émigré ». Au cimetière, quelqu’un a volé sa première stèle. Son fantôme n’a pas porté plainte.

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