Jean-Claude Pirotte

javascript:void(null);Au cours des entretiens qu'il a accordés entre 1955 et 1996, Octavio Paz, revenant sur les thèmes développés dans ses essais, n'a cessé d'interroger la poésie, en insistant sur les doutes qu'éprouve l'écrivain face à la création poétique. A la théorie créationniste de Vicente Huidobro, selon laquelle le poète «est un petit dieu», Paz oppose la définition de Blake, et la tempère: «Comme le diable, le poète crée en usant de la négation, de l'omission, du silence... Mais les métaphores théologiques commencent à lasser; le poète n'est ni ange ni démon: ce n'est qu'un pauvre homme condamné à poursuivre des paroles fuyantes et à être poursuivi par elles. Le poète bâtit avec de l'air des figures faites de son qui sont du sens, qui sont visions. Après quoi il disparaît, mais les figures qu'il a inventées ont l'étrange faculté de se dresser sur la page où elles reposent..., de se mettre à danser, à chanter, avant de se dissiper...»

On croirait entendre Joubert, qu'à propos du mystère poétique on pourrait citer à l'infini: «La poésie construit avec peu de matière, avec des feuilles, avec des grains de sable, avec de l'air, avec des riens...»

Cette note de Joubert, elle aurait pu servir d'épigraphe au Jardin ouvrier, l'étrange et féconde revue, polymorphe et polyglotte, fondée en 1995 par Ivar Ch'Vavar et ses camarades de Picardie et d'ailleurs. Son titre fait explicitement référence à ces jardinets modestes que, dans la banlieue d'Amiens et le nord de la France, l'abbé Lemire eut l'idée de proposer aux familles les plus humbles moyennant un loyer quasi symbolique. Et c'est ainsi qu'aux abords des cités le paysage, vu du ciel, déploie le spectacle d'un immense vitrail dont les coloris s'éveillent au printemps pour flamber en automne avant de s'assourdir en hiver. Enluminures d'un «livre d'heures» inespéré, gravé par l'ombre et la lumière sur la matière même du «champ des pauvres», où s'exerçait en toute liberté la fantaisie florale alliée aux nécessités potagères.

Un siècle après l'abbé Lemire, Ivar Ch'Vavar accueille dans Le jardin ouvrier les travaux et les jours d'une cohorte de poètes singuliers qui cultivent, avec un sens étonnant de la métrique inventive, de l'humour, du bonheur d'écrire et du mépris amusé des conformismes, leurs parcelles mitoyennes et fraternelles. Et de cet apparent et malicieux désordre naît miraculeusement une harmonie d'autant plus vivace qu'elle demeure rebelle à tout dogmatisme ou à tout esprit de sérieux, sans exclure les moments d'une profonde gravité.

Cette revue «volontairement pauvre», où «le poème lui-même a souvent quelque chose de moche, d'avorté ou de chiffonné», comme l'écrit Ch'Vavar, mais où, aussi, se bousculent les formes à contrainte, les odes narratives, les chants magiques ou les «écritures brutes», et où s'explore (selon Laurent Albarracin) «le corps caverneux des choses», cette revue fait ici l'objet d'une anthologie proprement inépuisable.

Une illustration, signée Mathusalem Niéju:

Sur le pétrin, c'est l'anarchie:
une Mercedes sans roues arrière, une Bugatti,
une Ferrari cotoyent des cours du Moyen Âge,
un coyote hurle devant une affiche de cosaques,
un Miró jouxte une Voix des femmes,
plus loin, un Dubuffet, un Mathusalem Niéju
et un abbé Gardenet vivent en harmonie

Lambert Schlechter, qui est luxembourgeois, ne se serait pas senti dépaysé parmi les jardiniers de Ch'Vavar, lui qui recense les objets de la solitude et les petits travaux dans la maison. Ces proses sont ponctuées de remarquables dessins de Vincent Crépin, qui accentuent encore le caractère intime du texte, le nerveux, l'obsédant ressassement d'un monologue qui se love en spirale, un peu comme chez Pinget ou Beckett, mais avec - comment dire? - des accents quasi hölderliniens:

...le cerisier serait ton cerisier comment peut-on s'approprier un cerisier je l'ai transplanté dans un poème chinois du VIIIe siècle et il fleurit fleurit il a trouvé sa place syllabe dans un quatrain...

Enfin, visitons le prodigieux jardin ouvrier de Paol Keineg, qui occuperait à lui seul une chronique entière, car l'essentiel de son oeuvre enfin disponible nous permet de découvrir un continent vaste et secret comme les légendes armoricaines:

La cheminée tire ses coups de feu
L'escalier mène aux sources des lucarnes
Et la lune parmi les étoiles
Nous renvoie l'image étrangère de nous-mêmes.

De vive voix
Entretiens (1955-1996)
Octavio Paz
Gallimard
traduit par Anne Picard.
566 pages.
Arcades.

Lire, septembre 2008

Read More: