Par Ritta BADDOURA

Ritta BADDOURAL’anthologie des textes de Mahmoud Darwich en prose qui vient de paraître est un essai pragmatique et empathique sur le conflit israélo-palestinien et son impact sur les notions d’identité, de normalité, de guerre et de paix, tant chez la victime que chez le bourreau. L’exil recommencé jouit d’une rare liberté : la poésie en est l’essence.

«Être Palestinien n’est ni un métier ni un slogan. (…) L’assimilation par la poésie de la force évidente de la vie en nous est un acte de résistance. (…) Ainsi il n’y a de pire que la poésie directement politique que celle qui méprise le politique dans son sens le plus noble : l’écoute du mouvement de l’histoire et la contribution aux projets d’avenir. (…) Nul poète ne peut se débarrasser de sa condition historique. Mais la poésie nous assure une marge de liberté et une compensation métaphorique à notre impuissance à changer la réalité. (…) Elle peut aussi nous aider à nous comprendre nous-mêmes en nous libérant de ce qui entrave notre vol libre dans un espace sans rivages. »

Mahmoud Darwich a, tout au long de son existence, mûri une réflexion ouverte aux événements de la vie et de l’histoire ; réflexion qui a pu se nourrir des points de vue de l’être et de son Autre. Cette réflexion a également su progressivement effacer les frontières entre politique et poétique, sans les réduire l’un à l’autre ou les confondre. Intime et collectif, subjectif et objectif, lutte et création, s’intriquent dans la pensée de Darwich dans une singularité extrême, étayée par une éthique robuste à l’égard de sa condition historique et affective propre : « C’est pourquoi personne, ni même le vainqueur, n’échappe à la tension de la question de l’identité ».

L’exil recommencé, anthologie qui vient de paraître chez Actes Sud/Sindbad, continue de vivifier la pensée et l’exigence qu’a laissées Mahmoud Darwich en héritage. Elle rassemble des articles, des éditoriaux et des discours, que le poète avait publiés dans six recueils parus entre 1971 et 2007. Plus particulièrement, la plupart des textes de L’exil recommencé sont extraits de Hayrat al-‘â’id (Riad El-Rayyes Books, 2007), ouvrage dans lequel Darwich avait réuni ses chroniques et interventions orales parues dans divers organes de presse arabes, suite à son retour en Palestine en 1993. Pour tous les autres textes, l’éditeur a mentionné en fin d’article la source originale. Toutefois, il est regrettable que la majorité des textes ne porte pas la date première de publication. Des repères chronologiques même succincts (un tableau en fin d’ouvrage à titre d’exemple), auraient permis au lecteur de situer d’emblée l’évolution de l’écriture de Mahmoud Darwich au regard de son urgence intérieure et des événements personnels, politiques et historiques qui inspirent les textes composant cette anthologie.

« Mort plusieurs fois sur le chemin du retour à la maison », Mahmoud Darwich fraie pour nous les chemins envahis d’herbes folles et d’aberrations : que signifie une identité fondée sur la négation de celle de l’autre ? Comment parler de processus de paix lorsque l’essence de cette paix est faite de camps de détention et du refus d’accepter que l’autre puisse avoir droit à sa propre version de l’histoire ? Comment sortir des statuts de victime et de héros pour jouir du droit d’être normal ? L’exil recommencé, au fil de textes rédigés sur une période de presque quarante ans, développe une réflexion sur la question de la Palestine, de l’occupation et de la politique des régimes arabes, sur Sabra et Chatila, sur l’évolution des rapports de force dans un monde en mutations, ainsi que sur la modernité dans la société arabe et dans la poésie arabe moderne. L’exil recommencé est aussi une poétique des liens entre le fils et le père réel ou spirituel, entre le lieu absent et son revenant, entre la victime et le bourreau, entre deux amis et l’incomplétude douloureuse qui reste lorsque l’un d’eux disparaît.

En quête d’une appropriation de la réalité portée par « les conditions d’une vie humaine et nationale, les conditions d’une créativité libre, (…) une prise de conscience collective de la nécessité de transformer le réel », le poète, « (défenseur) des petites nuances », choisit de n’habiter l’exil que par « contrainte poétique » : « Revenu en visiteur ici, je m’interroge : L’homme se rend-il visite à lui-même ? Et je ne sais si ma langue, dans laquelle j’ai ici appris à écrire, si accoutumée à la présence dans l’absence, demeure appropriée pour exprimer des symboles qui ne trouvent leur espace vital que dans le voyage. (…) Parviendrais-je à ramener la métaphore poétique à ses premiers éléments sans pour autant faire l’éloge de l’exil sinon pour sa capacité à élever le banal au niveau du sacré ? (…) Mais la distance entre les exils intérieur et extérieur n’était pas tout à fait visible. Elle relevait de la métaphore tant que le sens de ce pays était plus petit que sa place. »

Beaucoup pourrait encore être cité, analysé, salué au sujet de L’exil recommencé. Cet ouvrage est précieux. Il faut le lire, le traduire, et le lire encore. Pour ses diverses dimensions notamment poétiques, politiques, philosophiques et éthiques. Pour ce qu’il révèle de la vie dans le lieu qui est l’absence même du lieu ; et ce qu’il révèle du poème dans le lieu qui est l’absence même du nom.
« Mais la question n’est pas là : (…) la question est sécuritaire aussi : Comment contrôler l’identité du papillon quand il passe par le barrage de la réalité ? »

L’EXIL RECOMMENCÉ de Mahmoud Darwich
Actes Sud/ Sindbad, 2013, 192 p.

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